En finir avec la honte
Photographie Lili Barbery-Coulon

En finir avec la honte

En finir avec la honte

La honte comme le sentiment de culpabilité n’activent pas les transformations internes. Au contraire, ils figent notre pouvoir d’auto-guérison. Ils nous pétrifient et serrent le cœur. Et pourtant, ils sont si communément partagés actuellement. Ne serait-il pas tant d’en finir avec la honte ?

Hier soir, j’ai réuni des femmes noires, racisées et blanches autour d’un cercle de parole. C’était la première fois depuis des semaines que je créais un espace sacré dans la matière et non à travers un écran. C’était extrêmement émouvant. J’ai pris conscience en arrivant dans la salle et en procédant au nettoyage énergétique de combien ces rituels m’avaient manqué. Voir les femmes que j’avais invitées arriver m’a bouleversée. Ce n’était qu’un préambule émotionnel à la soirée que nous avons partagée.

La mort filmée de George Floyd a provoqué beaucoup de réactions à travers le monde et sur les réseaux sociaux. Elle a initié de nombreuses discussions dans la sphère publique ou privée. Elle a généré des prises de consciences indispensables en matière de racisme tout en révélant combien ce sujet reste tabou. Ce n’est pas la première fois qu’un homme noir est tué sans raison sous l’objectif d’une caméra. Pourtant cette vidéo a un caractère unique car elle nous oblige à écouter les longues supplications d’un homme à bout de souffle. Elle arrache les boules Quies bien enfoncées dans les oreilles de ceux qui agissaient encore comme si ces appels au secours n’existaient pas. Elle nous met face à la jouissance de la domination d’un policier blanc qui écrase la gorge d’un autre humain comme s’il s’était transformé en chasseur avec une proie animale. Je n’ai regardé ces images que les premières secondes. Elles ont suffi à me faire l’effet d’une mitraillette qui vise en rafale le centre de mon humanité. Le cœur de l’humanité tout entière. Insupportable.

Quelques jours plus tôt, mon mari m’avait poussée à regarder le film Get Out (sorti en 2017) qui est actuellement diffusé sur Netflix. Je n’ai pas pu dormir la nuit qui a suivi. Il s’agit d’une comédie horrifique qui dénonce le racisme aux États-Unis. Je n’ai pas souri une seule seconde. J’ai tout de suite compris de quoi il s’agissait et je n’ai pas réussi à rire des monstres que le film dépeint ni du caractère rocambolesque de la situation. Dans le yoga, lorsqu’on a une réaction aussi forte, c’est le signe qu’on a du pain sur la planche : qu’est-ce que ma peur et mon dégoût provoqués par ces scènes disaient de ce qui se tramait à l’intérieur de moi ? Pourquoi ces monstres blancs dans le film avaient-ils infiltré et matraqué mon sommeil cette nuit-là ?

Il y a quelques années, j’ai écrit un texte que je n’ai jamais osé publier. Ce post s’intitulait « Je suis raciste ». A l’époque, je m’étais dit que ce texte n’avait probablement pas sa place sur mon blog et que je n’étais pas « légitime » à prendre la parole sur ce sujet. J’avais aussi très peur du jugement et de l’humiliation potentielle qu’il pourrait susciter. Il témoignait de mes prises de conscience en matière de programmes racistes inoculés dès mon plus jeune âge, dans toutes les strates visibles et invisibles de mon environnement. Dans ma famille, on s’est toujours défendu d’être raciste. Le fait de voter à gauche semblait être un sésame qui mettait à l’abri des pensées les plus honteuses. Enfant à Orléans, j’épinglais ma veste en jean d’une collection de badges « Touche pas à mon pote » mais je ne me suis jamais demandée pour quelles raisons il y avait si peu de noirs (voire pas du tout) dans les classes que je fréquentais, dans l’immeuble où je vivais ou parmi les amis de mes parents. Dans le lycée bourgeois parisien que j’ai rejoint à 14 ans, pas beaucoup plus de métissage. Il a fallu attendre la Fac pour me trouver enfin avec des étudiants qui n’étaient pas exclusivement blancs. C’est en me liant alors d’amitié avec des jeunes femmes noires de mon âge que j’ai commencé à m’éveiller à la question du racisme.

La découverte du film Get Out et ma forte réaction m’ont obligé à regarder là où je n’avais pas envie d’aller. Pile quelques jours avant la découverte de la vidéo de la mort de George Floyd et quelques semaines après avoir entendu parler du mouvement #IrunwithMaud découvert sur le compte Instagram d’Oprah Winfrey. J’étais en train de préparer l’article sur les vêtements de yoga et je me sentais terriblement mal à l’aise. Où étaient les femmes qui ressemblaient à la pluralité de mes élèves sur ces sites de vente ? D’où venait cette gêne que je ressentais en dessous du diaphragme ?

J’ai commencé à observer mes sensations corporelles, mes émotions et sans le chercher, j’ai déterré un nœud. Alors que je traçais des lignes entre chaque point relevé, j’ai parallèlement entamé des discussions d’une grande richesse avec des proches ainsi qu’avec des inconnues sur les réseaux sociaux. L’enjeu pour moi n’était pas d’établir un rapport sociologique ni d’écrire un texte philosophique sur le sujet. Je n’avais qu’une interrogation : comment entretenons-nous globalement les programmes qui cultivent le racisme et la discrimination au quotidien ? En sommes-nous seulement conscients ? Pouvons-nous nous poser ces questions calmement, sans nous agresser mutuellement ?

J’avais envie d’écouter d’autres femmes sur cette question. Nous étions donc douze à nous réunir de manière confidentielle et gratuite hier au soir. Toutes différentes. Toutes unies par le même désir d’authenticité. Je ne dévoilerai aucune des histoires partagées hier. La parole est sacrée et disposer d’un espace où l’on peut déposer l’inavouable sans jugement n’a pas de prix. Dans un cercle, on ne débat pas. On écoute avec tout son être. On parle seulement quand on sent un appel intérieur. On ne parle que de soi, pas des autres. On ne commente pas ce qui vient d’être dit. On n’interrompt pas. On ne cherche pas à avoir raison. On n’a rien à prouver. On écoute les secousses émotionnelles provoquées par ce qui est dit en prenant conscience qu’elles nous appartiennent pleinement. Exactement l’inverse de ce qui se déroule actuellement sur les réseaux sociaux.

Il y avait une peine profonde. Du chagrin, de la colère et de la rage exprimés hier soir. Il y avait aussi de la honte. L’écho des humiliations subies pendant l’enfance dès l’entrée à l’école. De toutes ces petites phrases discriminantes qui ont servi de trame à une narration de négation de l’identité. La honte des origines sociales. La honte de se sentir inutile. La honte d’être juive. La honte d’être arabe. La honte de ne pas connaitre le pays d’origine de ses parents. La honte d’avoir peur en permanence d’être jugée sur sa couleur. La honte d’avoir camouflé sa véritable identité pour se conformer à la norme en place. La honte de ne pas avoir encore pris l’espace que l’on mérite d’occuper. La honte d’être privilégiée. La honte de ne pas avoir plus pris soin de l’autre. La honte de se sentir inférieure. La honte de se sentir supérieure. La honte d’avoir eu envie d’écraser à son tour tous ceux qui représentaient une force dominante. La honte des croyances héritées au sein de la famille. La honte de s’être trahie.

Avez-vous déjà tenté d’éveiller la conscience d’un enfant en l’humiliant ? « Mais tu te rends compte de ce que tu as fait ? Tu me fais honte ! ». Je ne crois pas à cette méthode d’éducation. Pourtant elle est tellement répandue que même des parents qui cherchent à faire différemment des leurs, reproduisent à leur tour de petites (ou grandes) scènes d’humiliation avec leurs enfants. La honte fige les situations, elle ne permet pas de les transformer. Vivre dans la honte modifie totalement le comportement. C’est une vibration invisible si puissante qu’elle aimante de nouvelles situations humiliantes chez ceux qui l’émettent. Or on a si honte de dire que l’on se sent coupable que la honte grandit encore tant qu’elle est tue. Tant qu’elle n’est pas reconnue, nommée, identifiée, la honte prive de l’accès à son propre pouvoir.

Hier, nous avons relâché nos sentiments de honte, nos colères contre nous-mêmes et nos jugements au centre de cet espace sacré. En écoutant les larmes et les douleurs archaïques partagées, nous nous sommes reliées au-delà de nos identités propres. Notre vulnérabilité commune est devenue un baume. Nous étions à nouveau capables de tout entendre. Alors j’ai ressenti une douceur au centre de mon cœur. Une lumière d’or jaillir dans l’ombre. Je me suis mise à me pardonner. Je me suis prise dans les bras mentalement et je me suis entendue me dire « tout est pardonné ». Il était déjà tard et nous devions fermer la salle, rentrer chez nous. J’aurais eu envie de rester dormir avec ces autres onze femmes autour de ce cercle, collées les unes contre les autres, pour laisser infuser toute la guérison que nous venions de générer. Mais qu’elles soient auprès de moi ou éloignées, nous sommes à présent liées pour l’éternité dans l’expression de notre authenticité. J’ai tellement appris hier. Sur elles. Et évidemment sur moi. Les cercles de parole devraient être obligatoires à l’école, on pulvériserait le jugement permanent en l’espace d’une génération seulement. Imaginez ce que ces cercles produiraient si on se servait de leurs règles en famille…

Merci infiniment à Latifa, Mai, Géraldine, Cloé, Maïmouna, Sandrine, Mona, Virginie, Astan, Laetitia, Hiba. WE ARE ONE.

 

 

PS: Je l’ai déjà dit dans ma dernière newsletter mais je vous recommande vivement d’aller regarder cette vidéo dans laquelle le Dr. Robin DiAngelo présente son livre White Fragility, un excellent point de départ si vous êtes blanc.he et que vous n’avez jamais questionné les programmes racistes encore en cours. Il n’y a pas de tentative d’humiliation dans sa démarche. Elle observe de manière factuelle les contradictions en place. Géraldine Dormoy a également livré un travail important dans sa dernière newsletter envoyée vendredi 5 juin. Elle a demandé aux femmes noires ou racisées qui la suivent de livrer leur témoignage sur cette question. Vous pouvez retrouver tous les propos recueillis d’une grande richesse ici.