à la table d’hugo roellinger
Photographie Lili Barbery-Coulon

à la table d’hugo roellinger

à la table d’hugo roellinger

Depuis juillet 2016 et ma découverte de la Ferme du Vent, je n’ai cessé d’écrire au sujet d’Olivier Roellinger, de le citer dans mes cours, mon livre La réconciliation ou les conférences auxquelles j’ai participé, de partager l’émotion qu’il a réveillée en moi lorsqu’il m’a présenté ce lieu devenu un refuge précieux. Je me rends compte que je vous ai assez peu parlé d’Hugo Roellinger, son fils, qui est aux commandes de la cuisine du restaurant du Château Richeux Le Coquillage depuis bientôt sept ans. Auréolé de deux étoiles au guide Michelin et nommé cuisinier de l’année 2022 par le Gault et Millau, Hugo est aussi discret qu’engagé. C’est un faiseur de sensations rares, un passeur qui connecte la terre, la mer et les reflets de lune et les concentre dans nos assiettes. Bouleversée par son menu, j’ai eu envie de vous raconter cet instant suspendu.

photographies Lili Barbery-Coulon

Se laisser guider et garder confiance

J’ai toujours été assez intuitive. Mais cet été, mon corps épuisé m’a poussé à débrancher toutes mes connexions et à entamer une cure de sommeil. Pendant trois mois, je n’ai rien fait à part lire et dormir. Privée de yoga et de marche, j’étais comme une graine nichée dans du coton : je devais rester sous la couette pour tendre à nouveau mes bras vers le ciel. Au fil des semaines, j’ai commencé à me sentir mieux physiquement mais j’avais l’impression d’avoir perdu tous mes pouvoirs et en particulier mon intuition jusqu’alors si aiguisée. Comme si j’avais fermé mon cœur à l’écoute de mes messages intérieurs. Un soir, j’ai été débordée par un flot de larmes ininterrompu et j’ai entamé une méditation devant la fenêtre de ma chambre à Paris. Je regardais les étoiles en pleurant et je me suis entendue implorer. Je voulais retrouver ma sève. Cette nuit-là, je me suis endormie très tôt et relevée en sueur à l’aube, comme si on m’avait plongée sous l’eau. Réveillée par cet étrange baptême, j’ai entendu distinctement la voix d’Olivier Roellinger qui m’a dit : « Mais enfin Lili, vous vous souvenez combien ça vous avait fait du bien de venir à la Ferme du Vent en 2016 ? Qu’est-ce que vous attendez ? Venez. » Je suis allée me doucher et j’ai écrit à Olivier pour lui raconter mon rêve. J’ai réservé la première nuit disponible en décembre, en plein milieu de semaine. Un aller-retour de 24h, totalement irraisonnable après plusieurs mois d’inactivité professionnelle. J’ai contacté la réflexologue Gwenn Libouban qui œuvre dans ce lieu pour prévoir un soin avec elle. Impossible, elle ne serait pas à Cancale à ces dates. Olivier non plus, il serait en déplacement avec sa femme Jane le soir de ma réservation. Je n’ai pas renoncé à mon escapade pour autant. Une force puissante m’attirait vers la baie et j’ai décidé de m’y soumettre pleinement.

Photographies Lili Barbery-Coulon

Les signes de bienvenue

En arrivant devant ce paysage qui donne l’impression d’avoir aluni, j’ai aperçu le gardien Saint-Michel éclairé par un rayon perçant un fardeau de nuages gris. On aurait dit qu’un chef opérateur dirigeait un spot sur le toit de l’abbaye. C’est assez rare de voir le Mont-Saint-Michel aussi distinctement. Il ne s’est d’ailleurs dévoilé qu’à mon arrivée et a remis sa robe de brume les heures suivantes. J’avais embarqué mon amie masseuse Toinette Laquière avec moi pour partager cet aller-retour éclair. J’étais en joie d’entendre ses battements de cœur décuplés par la découverte de ce lieu renversant de beauté. En l’écoutant s’extasier sur chaque détail, je retrouvais mon émotion de 2016. Intacte. Et puis, j’étais logée dans la chambre que j’avais occupée six ans et demi plus tôt. Un trait d’union entre deux mutations.

Une expérience céleste

Tout semblait parfaitement orchestré. L’absence d’Olivier Roellinger et de Gwenn Libouban m’a finalement laissé le temps d’enfin rencontrer Marine Roellinger, la divine épouse d’Hugo, qui gère l’hôtellerie et tout ce qui concerne les Maisons de Bricourt en dehors de la cuisine. Le soir, après une heure à mijoter à la lueur des bougies dans les Bains Celtiques, Toinette et moi avons traversé le champ qui sépare la Ferme du Vent du Château Richeux pour nous rendre au restaurant Le Coquillage. J’étais venue avec mon mari en janvier mais je n’avais pas osé opter pour le menu dégustation en dix plats, par crainte d’avoir trop à manger. Hugo l’avait regretté et m’avait rassurée en me rappelant que sa cuisine n’était pas du genre à surcharger l’estomac. Cette fois, je lui ai fait confiance. Si vous connaissez ce restaurant depuis de nombreuses années et que vous n’y êtes pas retournés depuis longtemps, vous risquez d’être un peu déroutés à l’arrivée. Rien sur la carte ne vous permettra de savoir ce que vous allez déguster au cours de la soirée. Il vous faudra lâcher prise et accepter de vous laisser conduire. À la place des plats au choix, deux menus mystérieux en sept ou dix récits. Plus de chariot des desserts – pas de panique, les pâtisseries mythiques de la famille Roellinger sont désormais servis au tout nouveau Bistrot, dans les chambres de la Ferme du Vent ainsi qu’à la boutique Grain de Vanille à Cancale – mais un voyage de la terre vers la lune. Et croyez-moi quand je mentionne le ciel : la traversée gustative imaginée par Hugo est résolument céleste.

photographies Lili Barbery-Coulon

Sobriété et narration libre

On s’installe autour d’une table nappée de blanc. Pas de fleurs ni de décoration. Une page immaculée. Un couteau de marin posé sur un galet et une longue pince en bois qui ressemble à des baguettes japonaises pour ceux qui ne sauraient pas les manier. La narration peut commencer. On ouvre la page du menu du jour. Une courte liste d’énigmes comme autant de titres de romans à écrire : œillet d’inde, rose brûlée, abyssal, lisière, champ du vent, terre en vue… Un frémissement saisit la salle du restaurant. Même les habitués sont excités par ce saut dans l’inconnu. Bien sûr, si l’on a des allergies alimentaires, elles sont respectées. Mais si vous êtes des viandards en quête de plats en sauce, passez votre chemin : vous risqueriez d’être déçus par la proposition du Coquillage. Car c’est en respectant le territoire où Hugo Roellinger est installé que l’ancien marin devenu chef tisse la corde de sa cuisine.

photographie Lili Barbery-Coulon à gauche, photographie Toinette Laquière à droite

Un voyage qui élève

Où sommes-nous partis au cours de ce diner ? Sur des rivages inexplorés où des sensations nouvelles naissent à chaque bouchée. Ce ne sont pas les ingrédients que je retiens mais des nuages en bouche, des effluves de sous-bois et d’algues dans mes poumons, la sensualité d’un coquillage cru au contact d’une gelée parfumée sous la langue, des pétales de rose pyrogénée en fusion avec une betterave fumée, une pomme fraiche qui se métamorphose en bol à bouillon de crustacés décortiqués. Je retiens la transparence, la légèreté, la lumière et la joie enfantine. Je retiens le goût du vivant résonnant avec tout ce qui vibre dans mon corps. Combien de fois avons-nous fermé les yeux longuement pour honorer l’instant ? Combien de fois les avons-nous rouverts pour partager les sourires silencieux à l’unisson du nôtre dans la salle ? Et puis il y a eu ce dessert fou baptisé Estran. Servie dans une céramique noire et rugueuse, une mousse grise et lunaire saupoudrée de sarrasin. Une préparation impossible à déchiffrer avec les yeux tant elle est à l’opposé de ce que l’on attend d’un dessert. On croirait la baie du Mont-Saint-Michel à marée basse lorsque les rochers noirs aux allures de pierre de lave font ressortir les teintes argentées des sables mouvants. L’estran est justement cette partie du littoral qui nappe la terre juste en dessous de la mer. Imaginez l’audace qu’il faut avoir pour servir un dessert gris foncé, à peine sucré, avec un jeu de textures fouettée et glacée, une saveur d’algues, de miso et de sésame… Une folie. Un vertige clivant que j’ai absolument adoré. Ce n’est pas le seul dessert du menu mais ce fut mon préféré ce soir-là. Est-ce qu’on ressort « gavé » après trois heures passées à table ? Non. D’abord parce que les quantités de chaque proposition sont raisonnables et que le rythme de service, ni trop lent ni trop rapide, est le bon. Ensuite parce qu’en dehors du pain, je n’ai vu aucun féculent dans les assiettes, juste des légumes frais, des produits de la mer, des bouillons et des sauces sans aucune sensation de gras en bouche. Et même si le beurre frais comme le pain maison font délicieusement envie, je vous recommande de garder tout votre appétit pour la cuisine d’Hugo Roellinger. J’ai passé, à regret, mon tour sur le chariot des fromages de la région et je n’ai pas touché aux mignardises qui clôturent le repas : j’étais déjà comblée.

photographies Lili Barbery-Coulon

La conscience en expansion

Comme beaucoup d’entre vous le savent, je ne bois pas d’alcool. Pourtant en regagnant la Ferme du Vent à travers champs, je titubais de bonheur. J’étais hilare. Ivre de vie. Au cours de la nuit, sous cette charpente de bois monumentale, j’ai eu la sensation qu’on m’avait glissée dans un grand hamac de lin épais et qu’on me berçait tout doucement. Je me suis levée avant le soleil pour le regarder dessiner sa ligne orange vif à la surface de l’eau. J’ai lancé un feu et j’ai dit « merci » mille et une fois d’affilée. Un peu plus tard, j’ai retrouvé Hugo pour le féliciter. Il m’a raconté pourquoi il a choisi de proposer un menu unique qui ne change qu’une fois par mois. Ce n’est pas un caprice de grand chef, c’est une logique mûrement réfléchie. « Cette organisation me permet d’atteindre un niveau inégalé de fraicheur car chaque matin, nous cueillons dans le « potager celtique » la quantité exacte de légumes dont nous avons besoin en cuisine. Pareil pour les coquillages. Et puis, le soir, on a la satisfaction d’avoir des frigos vides » m’a-t-il confié. Une stratégie anti-gaspillage en lien avec les exigences de notre époque mais aussi respectueuse de la brigade en cuisine : c’est comme une chorégraphie à laquelle les danseurs sont parfaitement préparés. Ils peuvent ainsi donner le meilleur d’eux-mêmes sans panique supplémentaire. À table, j’ai remarqué que chaque plat était servi dans des contenants signés par des artisans différents : un imprimé breton, un bol en verre de coquilles d’ormeaux, une céramique d’argile issue de la baie de Cancale… « J’aimais bien l’idée de vaisselle dépareillée un peu comme à la maison où l’on accumule des plats d’origine différente au fil du temps » raconte Hugo. Aucun détail n’est laissé au hasard. Les gestes superflus ont été évincés à l’instar de tout ce qui risque d’encombrer le corps. Le jeune chef de 34 ans a conscience de ce que le mot « nourrir » signifie. Cela va bien au-delà du plaisir en bouche. Nourrir, c’est prendre soin de ses approvisionnements et travailler avec ceux qui partagent le même engagement pour la santé du vivant : « La mer n’étant pas un garde-manger inépuisable, nous ne cuisinons que les poissons issus de techniques de pêches responsables, respectant les espèces menacées, quotas et tailles minimums » dit le Menu du restaurant. Nourrir, c’est s’assurer que les clients sortant du restaurant sont remplis d’énergie et d’inspiration plutôt que de gras et de sucre qui plombent au sol. Nourrir, c’est élever, entretenir et instruire.

photographies Lili Barbery-Coulon

L’appel du large et de la cuisine

Une incroyable maturité à seulement 34 ans. Pourtant, contrairement à ce que son nom de famille laisse supposer, Hugo n’a pas appris la cuisine aux côtés de son célèbre père Olivier. Bien sûr, il a été éduqué au bon et au beau par ses deux parents, biberonné aux embruns dans cette baie magique où Olivier et Jane ont passé plus de trente ans à bâtir les Maisons de Bricourt. Néanmoins, Hugo a d’abord choisi de devenir marin. Passionné de surf et de kitesurf, il a voyagé sur toutes les mers avant de sentir l’appel de la cuisine. Et puis, un jour, le désir a surgi. Pas simple lorsqu’on a un père qui a décroché trois étoiles en révolutionnant la cuisine avec des épices parfaitement calibrées, un homme adoré dans le monde entier, figure devenu culte pour son militantisme contre l’industrie agro-alimentaire et pour la défense des paysans comme des artisans pêcheurs, auteur de nombreux ouvrages et créateur de compositions épicées. Comment exprimer son envie lorsqu’on pourrait avoir la sensation que tout a déjà été fait ? C’est Marine, la femme d’Hugo, qui l’a convaincu de le dire à son père. « Je savais ce que ma décision impliquait, il allait falloir être à la hauteur, je ne pouvais pas me louper » se souvient-il. Alors, il l’a annoncé à Olivier sur un quai de gare alors qu’ils courraient tous deux vers leur train. Il avait 24 ans, pile l’âge où Olivier Roellinger s’est mis à cuisiner. Jamais le père ne l’avait envisagé. Il lui a fallu trois heures de trajet en silence pour digérer l’information reçue comme un choc. Hugo a enchainé un CAP en version accélérée, puis une formation dans les cuisines de la Maison Bras, de la famille Troisgros et celle de Michel Guérard. C’est ainsi que le jeune homme a quitté la mer pour rejoindre la terre et les fourneaux et qu’il a trouvé une signature propre. Radicale. « J’ai eu la chance de ne pas cuisiner avec mon père, avoue Hugo. Cela m’a offert beaucoup de liberté. Nous partageons le même cadre créatif, je l’interprète forcément différemment. L’époque est différente aussi. » Il y a tellement de respect chez Hugo pour ce qu’il a reçu et pour ce que ses parents ont construit. Cette histoire me sidère. Ces deux générations qui ont ressenti le même appel à nourrir, pile au même âge, alors qu’ils se destinaient à d’autres métiers… C’est cinématographique ! La prochaine fois que je vais à Cancale, je vous raconterai Mathilde, la sœur d’Hugo, qui s’occupe désormais de la marque Épices Roellinger. Beaucoup d’entre vous ont eu la chance de la rencontrer lors du weekend portes ouvertes que j’ai organisé à l’Hôtel de Crillon il y a deux semaines. Là encore, vous verrez, elle a de quoi nous inspirer. Quelle lignée incroyable…

photographies lili barbery-coulon

C’est quoi « les Maisons de Bricourt » ?

Les Maisons de Bricourt désignent La Ferme du Vent (où l’on peut dormir, réserver une heure à deux dans les Bains Celtiques, booker un soin de réflexologie avec Gwenn Libouban, et dîner dans sa chambre), Le Château Richeux (qui abrite un hôtel élégant, plus traditionnel que la Ferme du Vent ouverte en 2016 ainsi que le restaurant gastronomique doublement étoilé Le Coquillage), Les Gites Marins et les Rimains (d’autres hébergements magnifiques un peu plus loin en bord de mer également), Le tout nouveau Bistrot de Cancale, le glacier Vent de Vanille à Dinard, la pâtisserie Grain de Vanille à Cancale (et son incontournable millefeuille). Quant aux épices Roellinger, vous en trouverez une courte sélection vendue dans les hôtels tenus par la famille, et l’intégralité de la collection dans la boutique éponyme de Cancale, celle de Saint-Malo ou à Paris dans le 2e arrondissement. Si vous ne pouvez pas vous déplacer, elles sont aussi vendues en ligne.

Photographie Toinette Laquière: Hugo Roellinger et moi avec ma tête de ravie de la crèche

Combien ça coûte ?

Je préfère le préciser au cas où certains s’imagineraient que cet article est une publicité déguisée : j’ai payé mon séjour comme à chaque fois que je suis retournée aux Maisons de Bricourt. Je vous recommande de réserver une nuit à la Ferme du Vent (même si le Château Richeux est aussi très agréable). Mieux vaut s’y prendre six à douze mois à l’avance surtout si vous souhaitez y aller en weekend. En semaine, c’est plus simple de trouver de la place. Le prix d’une nuit en chambre double démarre à partir de 295€ la nuit petit-déjeuner divin inclus. Vous pouvez aussi réserver uniquement un dîner au Coquillage, 145 ou 190€ par personne (sans les vins), et vous trouver un logement plus abordable à Cancale. Les prix du Bistrot de Cancale avec une vue exceptionnelle sur la mer varient de 21 à 25€ l’entrée et de 37 à 67€ le plat.