Les éléphants roses de Californie
Photographie Lili Barbery-Coulon

Les éléphants roses de Californie

Les éléphants roses de Californie

Je croyais manger du chocolat noir. C’est une toute autre aventure gustative qui m’est arrivée en cette fin de mois de décembre 2021…

La gourmandise me perdra, c’est certain. De passage dans une maison dans laquelle nous avons séjourné une nuit en Californie, je cherche dans les placards s’il y a un carré de chocolat qui traine pour accompagner ma camomille. Je trouve une réserve de tablettes (quinoa, amande, lait d’avoine et plein d’autres variétés keto, paleo, gluten free etc..) et je saisis, par politesse, la plus petite, déjà entamée : 70% de cacao et sel marin. Tout ce que j’aime, c’est parfait. Je suis étonnée par la taille minuscule des carrés et je m’enquille sans réfléchir (et sans conscience) le reste de la tablette, c’est-à-dire un peu plus de 20grammes (l’équivalent de deux carrés Lindt). Je note qu’il faudra aller racheter la tablette le lendemain pour la remettre à sa place initiale. 30 minutes plus tard, je me sens brusquement prise d’une nausée, mon sang chauffe, j’ai des sensations bizarres dans le ventre, tout se met à tanguer. Je scanne mentalement tout mon diner et mon intuition me dit que ce n’est pas le repas. Je demande à mon mari d’aller chercher l’emballage de la tablette et de me lire la liste des ingrédients. « Nan mais t’es complètement folle ? Tu viens de t’enfiler des champis ! » Des cham-quoi ? Les promesses « Elevate your mood » et « enhance your perceptions » sur le packaging auraient dû me mettre la puce à l’oreille mais comme ce sont les effets que j’attribue naturellement au chocolat noir sur mon organisme, j’ai cru qu’il s’agissait d’une accroche promotionnelle classique (en Californie, tout vise à upgrader l’humeur, même les choux de Bruxelles sont marketés comme des ingrédients à haut potentiel de super héro…). On se met alors à chercher sur Internet les dosages recommandés, les risques et les effets secondaires des 20grs que je viens d’engloutir. « Un tout petit carré suffit à passer une excellente soirée. Des nausées peuvent apparaitre ». Oh putain, oh putain, oh putain. J’essaie de réfléchir avec le peu de neurones encore connectées au monde extérieur. Je suis dans un pays qui n’est pas le mien et qui dispose du système hospitalier le plus cher de la planète ; je viens de me faire un surdosage de substances hallucinogènes à mon insu ; ma fille de 14 ans me regarde aussi amusée que pétrifiée ; mon mari est mort de rire ; les deux me filment avec leur téléphone car mes réactions sont déjà complètement ralenties par la drogue. Dans ma tête, il n’y a pas une voix mais mille voix qui parlent en même temps. Dans mon corps, il se passe des trucs nouveaux et bizarres à tous les étages, comme si j’étais traversée par des ondulations. J’ai envie de rire bêtement et de pleurer simultanément. « Reste ancrée, tu en as pour quelques heures, connecte-toi au sol, tu es sur terre, tu ne vas nulle part ailleurs, cesse de paniquer » m’entends-je gueuler intérieurement comme si je tentais de me passer sous l’eau froide. À ce stade, il est trop tard pour sortir de la fête foraine. J’ai chaud. J’ai froid. Haaaan j’ai super froid. Et si je pétais les plombs comme dans les films ? Des images d’Ewan McGregor roulé en boule au sol dans Trainspotting remontent des tréfonds de ma psyché. Je ne consomme pas de cannabis, je ne bois pas d’alcool, j’ai abandonné le café et le thé il y a quatre ans, je ne veux même pas de CBD chez moi : comment mon organisme va-t-il gérer l’avalanche soudaine de stimulations ? Je file sous la douche. Je me parle comme si j’avais quatre ans et demi. « Tu vas te mettre sous l’eau chaude, boire beaucoup d’eau, et mater la saison deux d’Emily in Paris et tout ira bien ». Mon mari me parle aussi comme si j’avais cinq ans. Ça me rend complètement paranoïaque. Sous la douche, c’est beaucoup plus compliqué que je ne l’imaginais. Je vois des visages dans les objets du quotidien. D’un coup, je comprends mieux la vie de Marie Papillon. Les objets me parlent. Ils bougent. Tout est NORMAL. Les parois de la douche disparaissent, le décor tout autour change à chaque minute. Un coup, je suis dans un gratte-ciel de verre à Tokyo. La seconde d’après dans un film éclairé par Wong Kar-wai. J’essaie de rester concentrée. J’entends mon mari qui tente de rassurer notre fille. Je regarde mes pieds pour tenter de m’ancrer dans le sol. Ils sont tout petits. Minuscules. Comme si je les regardais de très très haut. J’ai beaucoup grandi. Mes mains en revanche sont boudinées, on dirait des petites saucisses. Il va falloir sortir de cette douche. À présent, je perçois des reflets nacrés à la surface de toutes matières. Un léger arc-en-ciel rayonne autour d’à peu près tout ce que je vois. Je perçois l’énergie des murs, des robinets, du carrelage. Je suis émerveillée. Je perds la notion du temps qui s’écoule. Ça fait des heures que je suis sous l’eau chaude, non ? En réalité, pas du tout, à peine cinq minutes. Je finis par trouver la force de m’extraire de la douche comme si je devais faire attention à ne pas frôler des rayons laser imaginaires dessinés au sol. Je suis super intriguée par la mousse dans la cuvette des toilettes qui ont été nettoyées avant notre arrivée dans la maison. En vérité, il n’y a pas de mousse, juste quelques bulles de produit ménager flottant dans l’eau. Je les regarde, la tête penchée. Haaaaaan, c’est si beau : elles deviennent des petits smileys qui bougent ensemble, me sourient. Elles me parlent en faisant des sons de Minions. Oh putain, j’appelle mon mari « Bastieeeeeen, je vois des trucs trop bizarres, han j’ai peur, han c’est trooooop beau ». Lui, totalement blasé, répond de loin : « ça va passer ». J’ai envie d’appeler toutes mes copines en France pour leur raconter. En même temps, je ne peux plus parler, je n’ai pas la force. J’arrête ma conversation énergétique avec la cuvette des chiottes. En passant dans le miroir, je vois mon corps ratatiné, comme écrasé. En fait, j’ai pris 120 kilos en quelques minutes, c’est beaucoup plus que ce que je pensais attribuer aux divers confinements. J’établis une nouvelle règle : éviter tous les miroirs. Je me mets au lit devant la saison deux d’Emily in Paris. Le matelas à mémoire de forme amplifie mes sensations déjà complètement délirantes. La couette me semble être un nuage de chamallow qui n’en finit pas d’augmenter. On lance le premier épisode. Mon mari se force à regarder pour ne pas me laisser seule dans mon trip. « Nan mais tu vois son front qui ondule ? Son front ondule, Bastien ! Ses cheveux ondulent !!! Et elle, je la vois comme si elle avait 88 ans ? Elle est telleeeeement ridée, elle va bientôt mourir. Tu crois qu’ils ont fait cette série pour qu’on la regarde sous champis ? Bastien, cette fille, c’est Jim Carrey en fait ! Oh merde, ça tangue à nouveau. Je vois toute la pièce déformée. Oh la la, j’ai les mains qui grandissent. » Je ne sais pas comment il a fait pour rester stoïque pendant trois heures de visionnage sans pause. Régulièrement, il se contentait de ponctuer mes exclamations par : « Bois de l’eau, va faire pipi, ça va passer ». Privée de ce spectacle désolant, ma fille, isolée dans sa chambre se consolait devant Tiktok. À minuit, mon mari a fini par s’endormir. J’espérais pouvoir également fondre sous la couette. C’était sans compter avec les effets des champignons. Je suis restée les yeux ouverts comme un lémurien jusqu’à 6h du matin. Du grand n’importe quoi. Je suis passée par mille phases. Fête foraine psychédélique avec des lumières multicolores qui clignotent (tout en m’entendant commenter intérieurement : « franchement la direction artistique de ces trips sous champis est quand même très décevante… C’est tellement cliché ce que je vois ! Il n’y a pas un truc à réinventer dans la conscience cosmique ? Je sais pas moi, un peu plus de subtilité dans les images fournies ? Suis-je arrivée à Shambhala ? »). Sérum de vérité qui permet de voir à travers tout ce qui est, les situations comme les personnes, au-delà des apparences. J’ai tout fait pour ne pas rester longtemps dans cette phase car j’avais accès à tellement d’informations sur la souffrance, la mienne et celle des autres, que j’ai senti que sans accompagnement, j’allais péter les plombs. Heureusement que je fais de la méditation, cela m’a permis d’observer sans paniquer et de m’ancrer dans l’instant présent. C’est ce qui m’a empêché de m’exprimer sur Instagram vers 2h du matin… J’avais très envie de faire des stories. Le peu de dignité qui me restait a stoppé miraculeusement mon élan : « Lâche ce téléphone, c’est une très, très mauvaise idée ». À 3h, j’ai réussi à m’assoupir un peu, mais j’ai eu si peur en rêvant que je me suis réveillée à nouveau. Je voulais prendre des notes mais je flippais à l’idée de croiser un miroir sur le chemin qui me séparait de mon cahier. Les effets hallucinogènes étaient encore puissants. À 6h, le sommeil est enfin arrivé.

Maintenant que tout est rentré dans l’ordre, évidemment j’en ris beaucoup. Je pense que j’ai offert la meilleure publicité anti-drogue à mon adolescente qui a avoué avoir eu très peur pour moi. Quant à la tablette, figurez-vous qu’elle n’a rien d’illégal ni de bizarre dans cette partie de la côte Ouest des États-Unis. Pas plus surprenant pour les locaux que d’avoir une bouteille de whisky dans un placard chez nous. À Topanga, j’ai raconté mon expérience à une commerçante d’une cinquantaine d’années qui vendait des sweats illustrés avec des champignons. “How much did you have ? Half of it ? Oh my God, you’re only supposed to eat a tiny little bite! What a trip!” Je confirme: what a trip. Pas prête d’oublier ce Noël californien!