Daniela Andrier
Photographie Lili Barbery-Coulon

Daniela Andrier

Daniela Andrier

Photographies lili barbery-coulon. En haut, Daniela Andrier qui a horreur qu’on la prenne en photo, en bas, son magnifique bureau en rez de jardin.

C’est l’une des figures les plus élégantes de la parfumerie. Une beauté hitchcockienne au goût sûr qui a le chic d’assortir ses tenues – souvent Prada ou Azzedine Alaïa – aux bijoux de son amie Marie-Hélène de Taillac. Et à ses créations olfactives : car, contrairement à la plupart des nez qui ne se parfument pas, Daniela porte ses propres formules. Parfumeur pour la société Givaudan depuis de nombreuses années, récemment médaillée par le Ministère de la Culture, cette mère de quatre enfants a signé la quasi totalité des fragrances Prada, des essences exclusives aux infusions de fleurs ainsi que le merveilleux Untitled de Maison Martin Margiela. Il y a cinq ans, elle décide d’installer son bureau à domicile. Un lieu paisible, débordant de livres, où elle imagine les sillages qui trusteront bientôt les comptoirs des grands magasins. Exceptionnellement pour Ma Récréation, elle a accepté d’ouvrir les portes de sa maison et de me parler de ce qui l’a conduit jusqu’au beurre d’iris et à la résine de galbanum…
Lorsque vous étiez enfant, vous souvenez-vous d’un don particulier pour l’olfaction ?
Daniela Andrier : Non car j’étais persuadée que tout le monde sentait de la même manière que moi. On n’a jamais d’autre référent que soi en ce qui concerne les sensations quand on est petit. C’est en grandissant qu’on réalise que les autres n’ont pas les mêmes perceptions. Du coup, je pensais que c’était tout à fait normal de s’intéresser autant aux odeurs et aux parfums. Petite, j’étais déjà consciente que l’enfance ne dure qu’un temps. Je regrettais chaque jour passé tellement j’aimais ce que je vivais. C’était comme une nostalgie au jour le jour. Ainsi, je mémorisais toutes les senteurs du quotidien, le parfum de myrte de la crème pour bébé, le flacon de Miss Dior de ma grand-mère, le N°19 de Chanel de ma tante, les odeurs des vacances en Italie, la nature qui nous entourait… C’est une palette dans laquelle je puise encore aujourd’hui la plupart de mes inspirations.

Photographies lili barbery-coulon. De haut en bas, de gauche à droite : les pampilles de verre rouge suspendues au dessus de la table, un morceau du grand tableau de son amie Brigitte Komorn, accroché dans son bureau, un arbre planté dans son lieu de travail et des fleurs fraîches à portée de son ordinateur

Et dans votre famille, y avait-il des parfumeurs ?
Daniela Andrier : Pas du tout. Je viens d’Allemagne et quand j’étais enfant, je ne savais même pas que ce métier existait. Cependant, ma mère avait le palais très fin. Elle adorait la gastronomie et nous emmenait chaque année en Alsace à l’Auberge de l’Ill, qui a toujours trois étoiles au Guide Michelin. Je me souviens qu’elle s’amusait à trouver quels ingrédients avaient été utilisés dans chaque plat. Elle était aussi douée qu’un chromatographe, elle décelait même les épices imperceptibles. Et c’était une cuisinière incroyable. Je me rappelle de son canard à l’orange, du soufflé au Grand Marnier, de toutes ses recettes subtiles… Ma famille était très sensible au goût et je pense que cela nous a éduqué, mes frères et moi, au raffinement. En revanche, je n’ai jamais été douée pour la cuisine. Je n’ai pas la patience de laisser mijoter pendant des heures. Avec moi, tout brûle en deux minutes. J’ai des bonnes idées d’associations mais techniquement, ce n’est pas ça. D’ailleurs, je ne suis pas un parfumeur technique.
Et à quel moment avez-vous su que vous souhaitiez devenir parfumeur ?
Daniela Andrier : C’est bien plus tard. Après la mort de ma mère, l’année de mes treize ans, nous avons quitté l’Allemagne pour Paris. Je ne parlais pas un mot de français, c’était un grand changement. Lorsque l’on perd un être cher, on peut se réfugier dans la mélancolie ou au contraire la combattre et la transformer en une joie de vivre. Et les odeurs me permettaient de retrouver indemne mon monde perdu. Je savais qu’à chaque instant, je pouvais me servir de mon nez pour me reconnecter à mes souvenirs et mes émotions intactes. Comme si je pouvais voyager dans le passé sans rien avoir égaré. J’ai compris bien plus tard que le parfum était un moyen de ne pas regretter le temps qui passe. Une sorte de fil conducteur qui réanime sans cesse le passé avec une nostalgie heureuse. Des années après, quand j’étais étudiante en lettres, à l’occasion d’un dîner, j’ai rencontré une personne qui disait qu’elle aurait adoré être parfumeur mais qu’elle souffrait de sinusite chronique. Cette phrase a eu l’effet d’une révélation. Parce que je ne savais pas que ce métier existait avant qu’elle ne l’ait prononcé. J’ai compris instantanément que c’était ce que j’avais toujours voulu faire. Le plus drôle, c’est que j’avais, moi aussi, des sinusites qui ne s’arrêtaient pas. Mais je me suis promis que ce ne serait pas un obstacle.

Photographies lili barbery-coulon. De haut en bas et de gauche à droite: la porte coulissante de son bureau qui s’entrouvre sur le salon familial, les étagères débordant de livres de magazines et de parfums, quelques flacons de matières premières sur lesquelles elle travaille en ce moment, et sur son bureau: les derniers essais à retravailler…

Et comment avez-vous intégré le monde si fermé de la parfumerie ?
Daniela Andrier : Le lendemain, j’ai pris l’annuaire et j’ai appelé chez Yves Saint Laurent pour leur demander comment devenir parfumeur. Je suis miraculeusement tombée sur une personne aimable qui m’a parlé de l’Isipca. Mais quand je les ai contactés, ils exigeaient un niveau de chimie que je n’avais pas. Je n’ai pas renoncé à mon projet pour autant et j’ai réussi par l’intermédiaire d’amis à rencontrer Jacques Polge, créateur des parfums Chanel. J’ai fait un stage dans son laboratoire et il m’a permis d’en faire un autre chez Robertet (NDRL : Robertet est une société française qui fabrique des parfums) puis je suis entrée à l’école de parfumerie chez Roure sous la direction de Jean Amic (NDRL : Roure était une société mythique de parfums originaire de Grasse qui a fusionné avec Givaudan en 1991 avant de devenir Givaudan en 2000). J’ai commencé par assister Edouard Fléchier, puis on m’a donné mes premiers briefs. Je me souviens très bien de mon enthousiasme lorsque j’ai travaillé sur ma toute première formule. Je prenais ça très au sérieux, j’étais convaincue qu’il s’agissait d’un lancement stratégique (rires) alors que ce n’était qu’une eau fraiche pour une petite marque. Cependant, je n’ai jamais perdu cet élan, cette joie et je crois que j’entreprends chacune de mes formules avec la même passion.

Photographies lili barbery-coulon. De gauche à droite et de haut en bas: un dessin de flacon ancien par Jollivet, l’ouverture en verre sur l’escalier de sa maison, et une collection de très bons – ha ha! – magazines M auxquels elle est abonnée.

Vous travaillez seule à domicile, vous n’avez pas d’orgue à portée de main ni de balance pour peser vos formules. Juste quelques flacons sur votre bureau. Comment faites-vous ?
Daniela Andrier : J’ai pris la décision de déplacer mon espace de travail à la maison il y a quelques années pour séparer ma vie professionnelle de ma vie familiale (NDRL : Daniela est mariée à Gilles Andrier, CEO de Givaudan). On a fait des travaux pour que je puisse m’isoler complètement. Concrètement, je suis sans cesse en relation avec le laboratoire Givaudan et on me livre les matières premières que j’ai besoin de sentir ou les projets qui viennent d’être préparés. J’aime cette tranquillité, elle ne nuit pas à l’imagination, bien au contraire.
Vous avez des matières fétiches dont vous n’arrivez pas à vous passer ?
Daniela Andrier : J’aime toutes les matières premières naturelles, sans exception. J’adore l’iris et le galbanum qui me touchent particulièrement. J’ai effectivement du mal à me passer d’iris, même à très faible dose, il est toujours là. J’ai des phases obsessionnelles avec certains ingrédients, comme avec la musique ou l’alimentation. En ce moment par exemple, je n’ai envie que de carottes râpées, j’en suis quasiment amoureuse. Certaines semaines, il m’arrive d’écouter la même chanson en boucle sans m’en lasser. Je suis monomaniaque même dans ma façon de voyager : je vais chaque année dans les Pouilles en Italie et ça ne m’ennuie pas car je découvre une nouvelle facette à chaque fois. Et puis, c’est merveilleux de retrouver une matière première qu’on avait mise de côté pendant un temps, on lui trouve des qualités inédites, un relief qu’on n’avait pas perçu plus tôt. Ca anime le désir de création…

 

Photographie lili barbery-coulon. Daniela au téléphone, aussi à l’aise en italien qu’en français, qui écoute les impressions d’un de ses clients sous un lustre déniché à Venise qui représente l’étoile rouge.