Isabelle Doyen et Camille Goutal
Photographie Lili Barbery-Coulon

Isabelle Doyen et Camille Goutal

Isabelle Doyen et Camille Goutal

Photographies lili barbery-coulon. Isabelle Doyen à gauche, Camille Goutal à droite. Ci dessus : une étagère remplie de flacons vintage avec une photographie d’Annick Goutal et Brigitte Taittinger

L’une a grandi dans le sillage des créations de sa mère en imaginant devenir photographe. L’autre a toujours rêvé de poire naturellement parfumée à la rose. Réunies depuis 1999 dans le même laboratoire, Camille Goutal, la fille d’Annick et Isabelle Doyen élaborent ensemble les formules pour la Maison Goutal. Une aventure démarrée en 1986 pour Isabelle, qui travaillait déjà aux côtés d’Annick, et poursuivie avec Camille à la mort de sa mère. Enseignante à l’Isipca en plus d’être parfumeur, Isabelle Doyen a vu défiler des élèves exceptionnels dans ses classes, comme Francis Kurkdjian ou Mathilde Laurent. C’est d’ailleurs l’un des seuls nez à être autant respecté par ses pairs. Un fait rare dans une industrie où beaucoup se détestent. Quant à Camille, elle a l’enthousiasme si communicatif qu’elle est capable d’éclairer à elle seule une foule endormie. Un duo d’une complicité inouïe. Rencontre dans leur atelier de création.
A quel moment avez-vous commencé à vous intéresser au parfum ?
Isabelle Doyen : Quand j’avais quatre ou cinq ans, j’allais en Anjou chez ma grand-mère qui avait un jardin avec des poires qui poussaient à côté de rosiers. A chaque fois que ma mère me préparait des tartines beurrées et découpait des morceaux de poire dans cette cuisine, je me demandais pourquoi les poires avaient le goût de rose et pourquoi les roses sentaient la poire. Une interrogation existentielle ! Aussi grande qu’une autre énigme de mon enfance : « pourquoi les poules ont-elles des œufs et d’autres fois des poussins ? ». Après, vers l’âge de sept ou huit ans, j’ai commencé à me questionner sur le parfum des femmes et des mères en particulier. Je me demandais si elles transpiraient ces odeurs, si elles avaient le don de sentir bon parce qu’elles étaient des mamans ou si on exhalait des fragrances à partir d’un certain âge. Ma mère portait Mitsouko de Guerlain et Femme de Rochas mais je ne faisais pas la différence. Le parfum ne représentait alors qu’un terme générique. Plus tard, on m’a offert Vent Vert de Balmain et j’ai remarqué que c’était très différent de ce que je connaissais. Je trouvais ça magique. Une de mes copines portait le N°19 de Chanel et ça sentait tellement bon que j’en ai eu envie aussi. Après le Bac, je voulais être herboriste ou faire de la biologie végétale, du coup j’ai entamé une fac de Bio. Et puis, un dimanche, j’étais chez une amie dont le père travaillait chez Guerlain et il m’a lancé un prospectus en me disant « si ça t’intéresse, il y a une école à Versailles qui prépare aux métiers du parfum ». J’ai réalisé qu’il existait des gens qui fabriquaient ce truc. C’était brusquement évident : j’avais trouvé ce que je voulais faire !

Photographies lili barbery-coulon

Et vous êtes rentrée dans une maison à la fin de vos études ?
Isabelle Doyen : Non, je suis toujours restée indépendante. J’ai continué à travailler pour l’Isipca et puis, j’avais un petit studio où je pouvais travailler sur des projets et Monique Schlinger (NDRL : fondatrice de Cinquième Sens) qui avait été mon professeur, me confiait de petits projets sur lesquels je pouvais travailler. Je l’ai remplacée à l’école et j’enseigne toujours, depuis 1986. Cette année-là, Monique m’a présentée Annick Goutal qui venait de s’installer rue de Castiglione et qui cherchait quelqu’un pour l’assister au laboratoire. Elle aussi, avait l’obsession de la rose qui sentait la poire…
Et vous Camille, qui avez toujours grandi dans le parfum, vous souvenez-vous d’un déclic particulier ?
Camille Goutal : C’est assez compliqué. A l’origine, j’étais photographe et j’avais toujours rêvé de ce métier. Mais au décès de ma mère, en 1999, j’ai hérité de la moitié du laboratoire, je ne savais pas faire une formule de parfum et j’ai réalisé deux choses simultanément. D’abord, que je ne pouvais pas vivre sans odeur autour de moi. Et puis j’ai pris conscience que j’arrivais à inventer des parfums dans ma tête. Je ne suis jamais devenue une grande technicienne, heureusement Isabelle m’aide sur ce point. En revanche, les idées me viennent très facilement. Et je crois que ça a toujours fait partie de moi. Probablement parce que ma mère, qui était curieuse de tout, m’a appris à marcher dans la rue le nez en l’air, à repérer ce qui est beau là où on l’attend le moins. Une sculpture improbable. Un petit détail émouvant. Pour moi, c’est devenu un réflexe.
Isabelle Doyen : C’est dingue, moi aussi, elle m’a passé le virus.
Camille Goutal : Et puis mon père est un fou de nature, il ne supporte pas la ville, du coup quand j’étais à l’école, il m’embarquait en forêt après les cours pour aller cueillir des champignons. Tout ça m’a sensibilisée aux odeurs

Photographies lili barbery-coulon. De gauche à droite, de haut à droite: Une petite sculpture en savon, la balance pour peser, la plaque de cuisson et les paillettes de paraffine pour formuler les bougies,  des centaines de pistes endormies…

 Quand avez-vous commencé à travailler ensemble ?
Camille Goutal : Tout de suite après la mort de Maman. Je ne me suis sentie aucune obligation, j’aurais pu refuser mais j’avoue que j’aurais eu du mal à imaginer que quelqu’un d’autre puisse prendre la place de ma mère à côté d’Isabelle. Et puis, le labo était installé chez nous, j’avais toujours connu Isabelle et c’était un environnement bienveillant. On s’est mis à sentir ensemble les produits en préparation, la Violette et le Muguet (NDRL : réédités ce printemps dans des packagings pastels) et à échanger. On s’est vite rendu compte qu’on avait horreur des mêmes choses. Ca ne veut pas dire qu’on est d’accord sur tout mais on va toujours dans la même direction.
Comment se passe le processus de création à quatre mains ?
Camille Goutal : Il n’y a pas de règle. Mais on a un point commun : à chaque fois qu’on découvre quelque chose qui nous touche, on a le même émerveillement qu’une gamine devant un magasin de bonbons et on a tout de suite envie de la partager. Que ce soit une odeur, un tableau de Claire Basler
Isabelle Doyen : Bien souvent, on ne sait plus qui a lancé quoi. Sauf pour Mon Parfum Chéri qui était vraiment une idée de Camille.
Camille Goutal : Oui, il nous arrive de travailler individuellement sur des compositions qui nous tiennent à cœur. Là, c’était une envie que j’avais depuis très longtemps et j’ai tout fait sentir à Isabelle qui m’a permis d’éviter l’overdose de certaines notes. Etre à deux, c’est aussi avoir un miroir, un équilibre.
Isabelle Doyen : Ce qui est fou aussi c’est que toi, Camille, tu as le fantasme de la formule d’origine de Femme de Rochas, parfum que portait ma mère.
Camille Goutal : que Maman n’a jamais porté d’ailleurs !
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Camille Goutal : Elles sont variables. Pour Ninfeo Mio par exemple, Isabelle avait l’idée d’un jardin des hespérides et on travaillait depuis plusieurs mois sans réussir à trouver ce qu’on cherchait. On voulait absolument éviter le piège d’une Eau d’Hadrien bis.
Isabelle Doyen : Comme on patinait, on avait mis la formule de côté. On s’était lancé sur autre chose pour revenir avec un regard neuf sur notre création. C’est alors que j’ai fait la connaissance d’un ami délicieux qui travaillait au Ministère de la Culture. Il nous a rendu visite au labo et nous lui avons parlé du jardin rêvé que nous avions imaginé. Je lui ai fait sentir de l’essence de bergamote et je me suis mise à lui décrire le jardin que nous essayions de créer. Très ému, il nous a dit que ça lui rappelait un endroit qu’il venait juste de visiter à côté de Rome. Un lieu fermé au public avec des ruines entourées d’agrumes : le jardin de Ninfa. L’idée que notre jardin imaginaire existait vraiment nous a reboostées, on s’est remis sur notre formule et on a pris des billets d’avion pour y aller.
Camille Goutal : On avait un peu peur avant d’arriver, on avait mis de la figue, de la lavande, on se demandait si notre formule allait ressembler au parc en question…
Isabelle Doyen : On était seules, il faisait 40 degrés, on était à 45 minutes de Rome, au milieu de nulle part et on est entré sur la pointe des pieds.
Camille Goutal : Et tout à coup, c’est un éden, un lieu paradisiaque qui s’ouvre à nous. La première chose qu’on aperçoit, c’est une allée de figuiers sauvages. On avance et on tombe sur de la lavande. J’ai fait des photos toute la journée, c’était incroyable. Et puis, Isabelle s’est allongée dans l’herbe sous un conifère et notre parfum est apparu tel que nous l’avions créé. C’était magique, tellement touchant. Surtout qu’habituellement, le travail consiste à faire l’inverse, partir d’un souvenir pour arriver jusqu’au parfum.

Photographie lili barbery-coulon. Le bureau de Camille et Isabelle. A droite, Camille derrière son ordinateur checke les derniers posts de Ma Récré (photo non truquée!)

Il y a beaucoup de photos dans votre bureau et aussi de la musique en boucle. Comment vous servez-vous de ces éléments dans votre travail ?
Camille Goutal : Aujourd’hui, c’est censé être assez rangé mais on l’avoue : on est assez bordélique ! En dehors de l’orgue qui est organisé par ordre alphabétique, il y en a partout.
Isabelle Doyen : Mais ce qui est amusant c’est de voir combien ces images nous nourrissent inconsciemment. Par exemple, notre nouveau parfum, qui sortira en avril, s’appelle Nuit Etoilée. C’est une senteur inspirée d’une nature à l’état sauvage, à la tombée de la nuit. En rangeant l’autre jour, Camille remet la main sur cette petite carte postale qu’on a depuis deux ou trois ans, un paysage nocturne signé de Millet qui s’appelle… Nuit Etoilée ! Un truc de dingue ! Et c’est tout le temps comme ça, il n’y a pas de hasard. C’est pour ça que je répète à mes élèves qu’il faut aller voir des expositions, rester curieux, parce qu’on absorbe tout ça et un jour, sans comprendre d’où ça vient, on le ressort et tout se met en place.
Est-ce que vous continuez Camille à faire de la photo ?
Camille Goutal : Oui. Je n’expérimente pas le temps de la même façon quand je fais des photos et quand je fais des parfums. C’est étonnant. Quand je regarde dans l’œil de l’appareil, je me sens déconnectée du temps qui passe alors que lorsque je sens un parfum, ça me ramène toujours à un souvenir concret. J’adore explorer ces sensations très différentes.
Vous avez des matières fétiches l’une et l’autre ?
Isabelle Doyen : Il y a des choses qu’on aime et aussi des périodes pendant lesquelles on les utilise tout le temps. Puis, il y en a une autre qui nous fascine et qu’on a envie de caser partout.
Camille Goutal : On aime bien les épices. Toi t’adores les muscs, l’essence de rose. Et tu les traites à chaque fois différemment. Et puis il y a aussi le vétiver…
Isabelle Doyen : Un monument ! La complexité de la matière, c’est renversant. Un des rares qui se suffit à lui même, on peut le porter brut, même si c’est rude. On pourrait dire ça du patchouli, de la rose mais c’est beaucoup plus connoté.
Camille Goutal : Je me rends compte que plus ça va, moins j’ai de matières fétiches, plus je les aime toutes. Les fleurs blanches, l’ylang ylang… et là, je vais partir à Tahiti, je suis impatiente de sentir les champs de Tiaré dans leur environnement…
Vous êtes libre de créer ce que vous voulez pour Annick Goutal (NRDL : la marque n’appartient ni à Camille Goutal ni à Isabelle Doyen)
Camille Goutal : Oui, vraiment. On doit juste respecter un calendrier de lancement et des dates de rendu. Du coup, on travaille toujours sur plusieurs projets à la fois. Quand on sent qu’une formule est en train d’aboutir, on le propose au bureau Annick Goutal et on décide ensemble de ce qu’il faut améliorer ou pas.
Isabelle Doyen : C’est pour ça qu’on a autant de flacons à côté, autant de pistes endormies. Qui deviendront peut-être un jour des parfums…

Photographie lili barbery-coulon