Le Purgatoire à Naples
Photographie Lili Barbery-Coulon. le salon du Purgatoire

Le Purgatoire à Naples

Le Purgatoire à Naples

Au fond, je crois que je ne devrais rien vous dire de ce lieu. Juste vous en livrer l’adresse et vous laisser le découvrir sans risquer d’entamer votre curiosité. Mais j’en suis incapable. C’est toujours pareil avec ce qui m’enthousiasme. Je ne peux pas m’empêcher de le partager. Cependant, si vous êtes du genre à ne pas supporter qu’on vous parle d’un film avant de l’avoir vu, scrollez jusqu’en bas de cette page, notez l’adresse et le contact de ce lieu atypique à Naples et revenez me lire quand vous y serez allés.

Photographie lili barbery-coulon

Quant aux autres, bienvenue au « Purgatoire n°2 ». J’ai découvert cet endroit inclassable grâce à Ivan Pericoli, co-fondateur de la marque de céramiques Astier de Villatte. Il m’avait dit : « Va chez notre amie Nathalie Heidsieck de Saint Phalle qui a une sorte d’hôtel atypique vraiment étonnant, en plein cœur du vieux Naples, dans un magnifique palais délabré(…). C’est charmant, unique, d’un confort un peu spartiate, un peu bruyant aussi car Naples, c’est bordélique, un peu l’Inde en Italie, mais c’est aussi ce qui fait sa magie. » Comme j’aime beaucoup Ivan et que j’ai confiance en son goût, j’ai immédiatement contacté Nathalie, sans rien savoir d’elle, pour réserver nos deux premières nuits dans ce que les habitués appellent « le Purgatoire ». Nos échanges par email m’ont beaucoup plu. Lorsque je lui ai demandé si elle souhaitait que je lui verse un acompte, elle m’a répondu non parce qu’elle croyait encore « en une valeur en voie de disparition : la confiance ».

Photographie lili barbery-coulon, la cour du Palazzo Spinelli

A l’arrivée à l’aéroport de Naples, nous avons donc appelé Peter, comme nous l’avait recommandé Nathalie, un personnage tchèque fort sympathique qui ne parle ni anglais ni français (NDLR: et qui a été remplacé depuis par l’adorable Suzy) mais s’occupe brillamment d’accueillir les hôtes de passage et leur explique le fonctionnement des lieux lorsque Nathalie n’est pas là. Première impression dans la cour elliptique du Palazzo Spinelli di Laurino : le souffle coupé par tant de beauté et les vertèbres prêtes à se décrocher pour observer toutes les statues perchées au sommet du bâtiment. « Mais Maman, on va dormir dans un palais ? » s’est exclamée ma fille. Comme toutes les splendeurs napolitaines, cette merveille architecturale, construite au XVe siècle et rénovée au XVIIIe, n’échappe pas au délabrement généralisé de la ville. Nous avons donc grimpé les marches de l’escalier gigantesque, émerveillés, en entendant les voisines qui étendaient leur linge, crier d’une fenêtre à l’autre. L’appartement que loue Nathalie contient deux chambres (disposant chacune d’une micro cuisine et d’une salle de bain) et un grand salon. Grand ne convient pas. Gigantesque non plus. Ce salon qui ressemble à une galerie d’art est si vaste, si volumineux (près d’une dizaine de mètres de hauteur sous plafond) qu’on doit s’arrêter un instant et se pincer pour évaluer l’espace autour de soi.

Photographie lili barbery-coulon,
l’escalier pour accéder au Purgatoire

Nous étions logés dans la plus grande chambre, sans doute aussi la plus bruyante car elle donne sur la rue (moi qui ne supporte pas le bruit à Paris, ça ne m’a pourtant absolument pas dérangé) et notre fille avait un petit matelas pour elle au sol. Si vous êtes en quête d’un hôtel luxueux avec du confort, un baignoire à remous et un petit-déjeuner au lit, ne réservez surtout pas au Purgatoire, vous seriez déçus. En revanche, si vous souhaitez vivre une expérience hors du commun, trouver l’inspiration pour l’écriture d’un roman, c’est ici que vous devez vous rendre. C’est un lieu qui vous cueille, qui ouvre des fenêtres verrouillées dans votre cerveau, qui excite la curiosité comme si vous étiez entré à l’intérieur d’un polar. Qui est Nathalie de Saint Phalle ? Qui sont ces personnages sur les murs ? D’où viennent ces œuvres ? Pourquoi un écran géant de cinéma dans la chambre  ? Mais surtout qui est ce mystérieux Robert Kaplan à qui tous les visiteurs laissent des dédicaces ?

Photographie lili barbery-coulon, les tonnes de livres laissés par les visiteurs, et Bastien Coulon tentant de sauver une guitare encombrée par un petit objet niché à l’intérieur

J’ai reconstitué une partie de l’histoire en fouillant sur Google et en lisant des articles sur Nathalie (je vous recommande ce portrait génial paru dans Libération, je ne vais pas tenter de faire mieux, j’en suis incapable). Mais c’est seulement à Paris, lorsque je suis rentrée et que je l’ai finalement rencontrée (j’avais – sans doute un acte manqué – oublié de rendre les clés de l’appartement napolitain) que les pièces manquantes du puzzle se sont greffées à mes hypothèses.

Photographie lili barbery-coulon. Evidemment, au Purgatoire, on trouve pas mal d’objets signés Astier de Villatte

Nathalie Heidsieck de Saint Phalle, est l’épouse de Philippe de Saint Phalle (neveu de Niki) et la fille du banquier-poète Bernard Heidsieck, décédé en novembre 2014, et de l’artiste Françoise Janicot dont vous connaissez peut-être les performances comme l’Encoconnage. « Mes parents avaient pour amis William Burroughs et Brion Gysin, m’a t-elle racontée. J’ai donc été marquée par la beat generation, et puis j’ai grandi dans les années soixante et soixante-dix » ce qui explique son goût pour les espaces communautaires. Dans les années 1990, après avoir dédié une première partie de sa vie au voyage sans jamais vraiment se poser, Nathalie, alors journaliste, s’intéresse au conflit en ex-Yougoslavie. Le besoin de comprendre cette guerre qui se déroule à quelques heures de Paris devient une obsession. Impossible de laisser périr tous les documents qu’elle a réunis sur le conflit. Manquant d’argent pour publier en France son travail, elle trouve un imprimeur moins cher à Naples et aussi un logement prêté gracieusement, le temps de finir son livre Voyage Balkanique (dont vous verrez quelques exemplaires dans le salon du Purgatoire n°2). Les hasards italiens vont progressivement se multiplier et l’attacher à ce port, elle qui n’avait jamais envisagé de s’ancrer où que ce soit.

Photographie lili barbery-coulon

En 1996, on lui propose de louer un appartement vertigineux en haut du Palazzo Spinelli dans le Naples historique, à quelques pas du musée d’archéologie. Pas assez riche pour financer le loyer pour une année entière, elle propose à quelques amis parisiens de créer un bail communautaire. Chacun finance un mois de loyer et peut donc jouir de l’espace tour à tour. Encore faut-il habiller cette surface gigantesque, la meubler, la décorer, la faire vivre. Petit à petit, les amis de passage achètent un frigo, un lave-linge, quelques lampes, des assiettes ou des plantes pour la terrasse. D’autres laissent un peu d’argent pour remercier Nathalie pour son accueil. D’autant que la journaliste, auteur de Jane Fillion ou la Belle du Seigneur (Editions Robert Laffont), ne se contente pas de loger ses copains de la presse écrite. Elle leur ouvre les portes de terrasses inaccessibles à Naples, leur présente les professeurs de rue qui éduquent les petits qui ne vont pas à l’école. Une mine d’informations inédites sur cette ville qui fut considérée comme l’une des gemmes les plus précieuses de l’Italie jusqu’à ce qu’on la laisse moisir dans les ordures et les graffitis.

Photographie Bastien Coulon. Juste avant de quitter l’Italie, nous sommes revenus passer une nuit au Purgatoire. Malheureusement, il était plein, mais Nathalie a accepté que nous dormions dans son appartement. Ici une photo de moi au réveil avec les deux chats de la maison sur la terrasse où Peter sert habituellement l’apéro

En 1998, le plafond de l’appartement magique s’écroule. « Je crois que j’ai toujours voulu que les choses se terminent bien, malgré tout. C’est comme une plante crevée qu’on ne veut pas jeter parce qu’il y a encore un minuscule rameau qui résiste. Je me suis acharnée à faire pousser des fleurs sur des branches mortes » dit cette femme à la beauté pure qui a la mélancolie du regard aussi persistante que son hâle doré. Il a fallu alors trouver un autre appartement pour accueillir les visiteurs de passage. On lui propose un bail de douze ans (1999-2011) dans un palais aussi délabré que le Palazzo Spinelli. Dans ce nouvel endroit qu’elle baptise « Le Purgatoire », elle imagine la demeure d’un ami imaginaire, voyageur et collectionneur toujours absent, Robert Kaplan. Chaque hôte y laisse une trace de son passage, un livre à l’attention de Monsieur Kaplan, parfois une œuvre ou un texte. Les murs se couvrent de photographies, de dessins ou d’œuvres plastiques que les voyageurs peuvent acheter. Quand les pièces sont signées d’artistes napolitains, Nathalie propose même à ses hôtes d’aller les rencontrer dans leurs ateliers. Ni hôtelière, ni galeriste, elle va passer douze ans à faire vivre ce Purgatoire et ses Limbes, une grande pièce au dernier étage avec quelques matelas pour les plus jeunes. Malgré tous ses efforts, les dettes s’accumulent : au cours des années 2000, une campagne de presse sur les ordures et la mafia à Naples finit de décourager les touristes d’aller y séjourner. Les réservations chutent brusquement et Nathalie doit pourtant continuer à payer le loyer démesuré jusqu’à la fin du bail. Parallèlement, dans le Palazzo Spinelli où elle a toujours son appartement (dont le plafond a été réparé depuis), son propriétaire lui signale qu’un autre espace en location est disponible au deuxième étage. Elle y installe une galerie et c’est ici qu’elle finira par ouvrir le Purgatoire n°2, après la fermeture du premier en 2011.

Photographie Lili Barbery-Coulon. Une image prise dans les escaliers vers l’appartement privé de Nathalie

Vous comprenez à présent pourquoi ce lieu est aussi atypique. C’est comme un livre ou un film qui continue à vivre en vous. Même après les avoir quittés, ces murs vont occuper votre esprit pendant longtemps. J’ai oublié de vous dire que, même si ce n’est pas d’un confort démentiel, Peter laisse cependant de quoi se préparer des tartines, du thé et du café dans la cuisine. Quant à la femme de ménage, elle passe chaque matin pour faire les chambres et changer les serviettes de bain si nécessaire. Enfin, à l’heure de l’apéro, tous les clients sont invités sur la terrasse de l’appartement de Nathalie pour boire un verre de vin ou de jus de fruit. Si vous avez faim, les options ne manquent pas dans la rue animée de Via Tribulani. Vous irez sans doute chez Sorbillo, qu’on dit être “la meilleure pizzeria de Naples”. Je ne crois pas que ce soit véritablement le cas, mais les pizzas sont si généreuses et si peu chères qu’elles devraient suffire à faire votre bonheur. Dans le quartier, n’hésitez pas à rentrer dans les cours des immeubles, il y a tellement de trésors que vous en aurez le tournis. Et ne quittez pas Naples sans une visite au Musée archéologique à côté de chez Nathalie. Demain, je vous emmène à Pompéi…

Photographie Bastien Coulon. La terrasse au dernier étage où l’on boit du vin le soir et sa cargaison d’antennes satellite

Le Purgatoire n°2, Via Tribulani à Naples (je ne vous donne pas le numéro de la rue, vous verrez ça avec Nathalie en la contactant par email [email protected]) et n’oubliez pas de lui dire que vous la contactez de ma part: Tel+ 39 081 29 95 79 . La Grande Chambre de Kaplan (que nous avons occupée) coûte 175 euros la nuit. L’hiver, il faut ajouter 25 euros de chauffage par nuit. Ce prix comprend le wifi, le ménage, l’apéro et le petit déjeuner (du pain, du beurre, du thé et du café). L’autre chambre, plus petite (125 euros) est moins agréable car elle ne comporte pas de fenêtre mais le salon est si dingue qu’elle vaut quand même la peine si la grande chambre est déjà prise. Pensez à la cotisation à l’association (77 euros) pour faire partie de ce club fermé et venez avec un livre que vous laisserez au milieu du salon en partant.