Sniffeuse obsessionnelle
Photographie Lili Barbery-Coulon. Regardez ces fleurs, quel parfum vous évoquent-elles?

Sniffeuse obsessionnelle

Sniffeuse obsessionnelle
Je suis obsédée par les odeurs. Sans doute un effet secondaire de mon métier. Je reçois des tonnes de parfums chaque mois, je passe mon temps à les sentir, je les mets sur les avant-bras, aux poignets, parfois sur mes vêtements. J’ai toujours des mouillettes qui sèchent dans mes cahiers de note. Et mon jeu préféré, dans la rue, dans le métro ou dans le bus, c’est de respirer les parfums des autres. Ca frise l’obsession : je suis capable de louper ma station pour trouver celle qui porte le parfum que j’ai repéré à vue de nez. On doit parfois me prendre pour une folle car je prends des respirations plus concentrées. Je fais des pauses en respirant mes coudes. Puis je relève la tête à la recherche du sillage. Ce soir par exemple, en rentrant de Boulogne-Billancourt où j’avais un rendez-vous, c’est le parfum Love de Chloé qui prenait le dessus sur le quai du métro. Le jeu commence : je regarde les filles (impossible qu’un homme porte une telle fragrance), je cherche une jeune fille. Mais je me trompe peut-être alors je sniffe deux femmes de 50 ans en train de discuter. L’une a un parfum chypré (c’est à dire très boisé, presque ténébreux comme dans les tréfonds d’une forêt) que je n’arrive pas à nommer, l’autre ne sent rien.

Photographie lili barbery-coulon. Et ces anémones, ont-elles une odeur? 

Deux garçons attendent assis le métro. L’un sent distinctement un truc musqué propre. L’autre une odeur de déodorant masculin. Pourtant le parfum Chloé reprend la parole dans ce brouhaha olfactif. Juste à côté des deux hommes, une jeune femme, environ 25 ans, écoute de la musique sur son Iphone. Je m’assois à côté d’elle pour vérifier que je ne me suis pas trompée. Et puis, je détaille son vernis à ongles écaillé sur les index, son sac à main, sa petite bague et sa veste en jean au col relevé. Parfois, ce n’est pas aussi simple. Rue de la Glacière, lundi soir, je cours à perdre haleine pour attraper mon bus. Je reprends ma respiration en cherchant à valider mon ticket et là, un souffle de fleur d’oranger, une chose terriblement poudrée s’enroule dans mes narines. Je connais ce parfum. Mon cerveau commence à scanner tous mes souvenirs, coche et décoche des cases. Floral, oui. Boisé, pas tellement. Epicé, non. Vanillé, oui. Ok, floral, alors quelles fleurs ? De la rose ? Un peu. Des fleurs blanches ? Oui. Pas de lys. Pas de tubéreuse. C’est blanc, c’est blanc, c’est blanc. C’est gourmand comme une madeleine. Mais c’est irisé aussi ? Enfin c’est poudré, c’est peut-être un effet violette. Le parfum surgit encore, j’ai peur que la personne qui le porte ne descende trop vite. Je connais, je le connais, je l’ai porté. Alors, je commence à me raconter machinalement tous les parfums de mes années 1990. 1994, un été à Budapest, un flacon en forme de statue. Je connais cette odeur bon sang : c’est le classique de Jean-Paul Gaultier ! Deuxième partie du jeu : trouver qui peut bien porter ce parfum parmi les femmes collées les unes aux autres.

Photographie lili barbery-coulon. Il y a des roses de jardin dans ce bouquet, les sentez-vous?

Je me régale de ces énigmes du quotidien. Souvent je ne trouve pas. Mais c’est la recherche qui me plait. Les chemins de traverse du cerveau pour retrouver la mémoire sont merveilleux. Il y a quelques années, lorsque j’allais à l’école de parfumerie de Givaudan, une société qui fabrique des parfums pour l’industrie de la beauté, le directeur de l’école, Jean Guichard me répétait : « Surtout n’essayez pas de dire ce que vous sentez à l’aveugle. Notez bien tout ce qui vous vient naturellement à l’esprit ». Et c’est comme ça que j’ai compris que dans ma tête, le clou de girofle sent l’encens et pas le cabinet du dentiste, le patchouli sent d’abord le camphre du baume du tigre avant de m’évoquer le bois tout puissant.

Photographie lili barbery-coulon. Me voici à l’arrêt de bus, concentrée sur le parfum d’une dame un peu trop loin de moi. 

Ne plus pouvoir sentir serait vraiment un drame pour moi. Une de mes amies est atteinte d’anosmie depuis qu’elle a été renversée par une voiture il y a plusieurs années. Non seulement, cette dingue de parfums ne peut plus les respirer mais son handicap a également entamé son goût, puisqu’aujourd’hui elle n’a plus que les papilles de sa langue pour la renseigner sur le sucré, le salé ou l’amertume. Toutes les subtilités transmises par le nez ont disparu. Impossible de savoir si elle sent la transpiration ou si elle a bonne haleine. Disparue l’odeur du poulet grillé devant la boucherie, celle des croissants chauds le dimanche matin. Elle ne se fie qu’à ses souvenirs… lointains.

Photographie Eléonore de Bonneval. L’homme sur la photo n’a plus d’odorat. Il dit percevoir le monde qui l’entoure comme s’il le regardait toujours à travers une fenêtre. 

On parle rarement de ce handicap. Sans doute parce que dans une société aussi visuelle que sonore on a hiérarchisé ce qui nous semblait le plus important : la vue, l’ouïe et donc la parole. Regardez comme les vidéos de ces personnes malentendantes qui font l’expérience du son pour la première fois sont émouvantes (ci dessous). Pourrait-on filmer une personne anosmique retrouvant ou découvrant les odeurs pour la première fois ? Cet accès direct à la mémoire… C’est en se questionnant sur sa propre passion pour le parfum qu’Eléonore de Bonneval, photographe reporter s’est intéressée à l’anosmie. Pendant plusieurs mois, elle a rencontré des personnes qui ont perdu ou qui n’ont jamais eu d’odorat. Tous lui ont décrit cette sensation d’être coupés du monde, leurs difficultés dans leurs relations aux autres. On dit que l’odorat joue un rôle dans la relation entre la mère et l’enfant, dans la libido, dans notre capacité à tomber amoureux. Notre empreinte olfactive enverrait de manière silencieuse des tonnes d’informations vers les autres cerveaux. De ce handicap méconnu, Eléonore de Bonneval a fait une exposition qui aura lieu au CHU de bordeaux du 10 avril au 2 mai 2014. Je vous engage, si vous vivez dans la région, à aller y faire un tour.
Et vous, êtes-vous obsédés par les odeurs et les parfums ? Connaissez-vous des personnes anosmiques ? Comment vivent-elles leur handicap ?

Exposition sur l’anosmie par Eléonore de Bonneval, du 10 avril au 2 mai 2014 au CHU de Bordeaux , entrée libre de 9h à 18h au Centre François-Xavier Michelet (avec une conférence à l’Athénée de Bordeaux le 10 avril de 18h à 20h en présence de professeurs experts du sujet et des intervenants qui ont aidé Eléonore à monter cette expo). Si vous êtes anosmique et que vous souhaitez témoigner et ainsi aider Eléonore à étoffer son projet, n’hésitez pas à la contacter via son site ou celui de l’expo.