Sentir à l’aveugle

Sentir à l’aveugle

Sentir à l’aveugle

Depuis quelques années, je suis jury d’un des prix du parfum organisé par la Fragrance Foundation. Cette fondation a pour mission de faire la promotion du parfum et organise un prix annuel baptisé les FIFI Awards. L’équivalent des Césars de l’industrie olfactive. Le public vote en ligne pour son parfum préféré de l’année. Un jury de personnalités du monde des arts présidé en 2016 par Jean-Charles de Castelbajac (l’an dernier c’était Jean-Paul Gaultier) remet des « awards d’or » au parfum masculin et au parfum féminin qu’il a préférés. Et moi, je participe très humblement au « prix des experts » avec tout un groupe de journalistes, de blogueurs parfum et d’évaluatrices. J’ai une passion pour les évaluatrices que j’écoute chaque année parler des formules avec un plaisir fou. Ces femmes (je remarque en écrivant que je n’ai jamais croisé d’hommes à ce poste et je me demande bien pourquoi) sont indispensables à la création d’un parfum : ce sont elles qui « évaluent » les formules créées par les parfumeurs. Elles sentent inlassablement, mesurent le volume, la rémanence sur la peau, détectent les faiblesses de l’architecture, les effets indésirables. Elles savent en quelques secondes décortiquer une formule à l’instar d’un chirurgien qui disséquerait un corps humain. Bien sûr elles ont chacune leur goût propre et des affinités avec certains parfumeurs, mais je les trouve très à distance de l’œuvre olfactive. Elles ne se contentent pas de dire « j’aime » ou « je n’aime pas ». Elles jugent la construction et voient rapidement la splendeur et les défauts. Chez les blogueurs parfum, c’est la passion pure qui s’exprime : on aime à la vie à la mort un jus, on défend ses convictions, son coup de coeur pour le parfumeur. Et quand une marque a déçu, c’est le sol qui s’ouvre sous nos pieds.

Le procédé de vote est assez compliqué. On doit d’abord faire une pré-sélection de cinq parfums parmi une liste interminable qui répertorie tous les lancements de marques de niche en 2015 (de niche, ça veut dire, qui ne jouit pas d’une distribution aussi massive que les marques de luxe classiques que nous connaissons tous). On doit aussi choisir nos cinq fragrances préférées parmi celles lancées par de grandes marques (Chanel, Dior, Givenchy, Hermès, Prada etc…) qui disposent toutes désormais de collections plus confidentielles. Une fois que la Fragrance Foundation a compilé les résultats, elle nous réunit pour nous faire sentir à l’aveugle les parfums que nous avons pré-sélectionnés. Plus de flacon, pas de nom de marque. Juste des mouillettes numérotées, trempées trois heures plus tôt pour avoir ce qu’on appelle le « fond » du parfum, et d’autres mouillettes du même jus tout juste vaporisées pour sentir la « tête ». J’adore cet exercice. On est perdu, on n’a plus nos repères et on se met à sentir librement. Il faut faire appel à notre histoire olfactive, à notre mémoire interne pour aller bien au delà du « j’aime – j’aime pas ». Et c’est là que les discussions commencent. « Le numéro 4 il sent le lait chaud, c’est écoeurant. Il y a même un côté couche remplie de pipi ». Un peu plus tard ma voisine « oh la la, le numéro 3 est vraiment trop métallique, c’est pas possible » ou encore « c’est joli mais c’est classique, plutôt pour le marché asiatique, pas de personnalité au fond ». J’ai aussi entendu « ça sent un peu la maternité » et « moi je perçois un petit effet vapeurs alcooliques de nettoyant pour les vitres« . Et puis il y a aussi des silences souriants pendant lesquels tout le monde semble d’accord devant une formule bien tenue, élégante, qui nous embarque… Personnellement, j’ai toujours besoin de voir une femme aparaitre dans ma tête, l’entendre marcher dans la rue avec la merveille en question au creux du cou. J’imagine ses vêtements, sa façon de se tenir, de parler. Ca m’aide à identifier l’odeur.

Alors évidemment, je n’ai rien le droit de vous dire au sujet des votes et des parfums qu’on a fini par reconnaître les uns après les autres (enfin je dis on mais c’est surtout les autres !), d’une part parce que je n’en ai pas le droit avant la remise des prix en avril, d’autre part parce que je ne connais pas le résultat de tous nos votes. Mais je vous engage à sentir à l’aveugle. C’est assez facile de s’organiser une session avec quelques mouillettes cueillies dans votre parfumerie habituelle. Oubliez les flacons, mélangez les papiers et sentez-les sans essayer de deviner le nom du parfum, juste en vous projetant à l’intérieur de la senteur. Sans filet visuel, on découvre autre chose. On est plus attentif à soi. Et surtout n’oubliez pas de conserver les mouillettes plusieurs heures, voire une nuit entière. Le parfum va changer, évoluer et vous saurez le lendemain matin si vous l’aimez toujours autant. C’est ce fond-là qui va rester sur votre peau. C’est important d’en tomber amoureuse autant que de la « tête » qui s’évapore rapidement. Je profite d’ailleurs de ce post pour vous signaler l’arrivée imminente de Nez, une nouvelle revue dédiée au parfum. Cette publication est encore une idée géniale de Jeanne Doré, la fondatrice du site Au Parfum, dont je vous déjà ai parlée ici. Elle s’est entourée de passionnés dans lesquels vous pouvez faire une confiance aveugle. Je pense notamment à la journaliste et blogueuse Sarah Bouasse, à Denyse Beaulieu qui a créé le blog Grain de Musc et qui signe de nombreux papiers parfum en presse écrite ou encore à Eléonore de Bonneval (je vous avais parlé ici de son exposition sur l’anosmie) et aussi à Delphine de Swardt qui enseigne à La Sorbonne et qui travaille sur la sémantique autour du parfum, notamment pour IFF, une des sociétés qui fabriquent des fragrances pour les marques que vous connaissez. Une dream team que j’attends de lire avec impatience.

Comme le parfum est un sujet que je traite depuis de nombreuses années en presse écrite, j’ai l’impression d’avoir tout écrit, tout expliqué sur sa fabrication, son marketing, ses tests consommateurs… Mais peut-être que vous avez des envies de posts, des questions sur ce domaine ? N’hésitez pas, vos commentaires sont très précieux et m’inspirent toujours de nouveaux articles…