L’agent secret du parfum

L’agent secret du parfum

L’agent secret du parfum

La semaine dernière, j’ai rencontré un agent secret du parfum. Pas un de ceux qu’on croise dans les James Bond. Une véritable infiltrée dans l’industrie olfactive qui balance chaque semaine tout ce qu’elle pense sur son site, Au Parfum. J’ai nommé Jeanne Doré. Si vous aimez les essences, les Colognes et les fragrances rares, vous connaissez sans doute déjà cette plateforme née en 2007 qui réunit chaque mois cent mille amateurs passionnés. Rien que ça. La particularité d’Au Parfum est de livrer des critiques tranchées sur la plupart des nouveautés ainsi que sur des parfums plus anciens. C’est une véritable bible que je consulte souvent et que je respecte infiniment. Pire : je suis toujours d’accord avec les avis de Jeanne Doré. Ca faisait longtemps que je voulais la rencontrer. Elle m’intriguait. Je me doutais que derrière ce pseudonyme se cachait une experte de l’industrie. C’est impossible d’écrire des avis aussi éclairés sans être à l’intérieur du business. Etait-elle parfumeur, évaluatrice, professionnel du marketing, ou commerciale dans une grande société de parfums ? Elle n’a pas voulu me le dire. Il a d’ailleurs fallu que je change ses bijoux sur la photo ci-dessus pour effacer le moindre signe distinctif. Jeanne évolue dans le parfum. C’est la seule chose qu’elle a bien voulu me dire au sujet de son job. Dans la journée, personne ne sait qu’elle tient ce site. Le soir, en revanche, elle change de casquette et se met à sentir religieusement tout le marché. Entretien.

Bon, allez avoue-le, tu es parfumeur ?
Jeanne Doré : Non, je ne suis pas parfumeur. Disons que j’évolue dans le parfum depuis une vingtaine d’années.

Tu pourrais perdre ton poste si on apprenait que c’est toi la « Jeanne Doré » d’Au Parfum ?
JD : Oui. A terme, si on monétise le site et qu’il nous fait suffisamment gagner d’argent pour ne vivre que de ça, alors je quitterai probablement mon poste actuel pour m’investir pleinement dans Au Parfum. Mais c’est encore un peu tôt.

Comment as-tu eu l’idée de créer ce site ?
JD : Je ne l’ai pas monté seule. On a eu l’idée en 2005 avec Dominique Brunel, qui travaillait alors dans une agence experte du web. Un jour où je feuilletais le magazine Technikart, connu pour ses coups de gueule assumés, je me suis mise à lire leurs pages dédiées au parfum et j’ai été frappée par le changement de ton. D’un seul coup, tout sentait bon, aucune critique n’était formulée. Pourquoi le parfum était-il traité différemment de tous les autres sujets du journal ? Je me suis dit que si même Technikart n’arrivait pas à donner son avis sur la parfumerie, alors il nous fallait absolument une plateforme pour parler authentiquement des fragrances. C’est une industrie où tout le monde ment. Il faut systématiquement cacher aux gens les coulisses pour ne se concentrer que sur ce qui peut potentiellement faire rêver les clients. Et tout le monde sert ce diktat industriel, parce que les enjeux économiques sont énormes. Du coup, en 2007, on a lancé Au Parfum.

Comment organises-tu tes journées entre ces deux vies parallèles ?
JD : Comme toi, j’imagine. Je me couche très tard ou je me lève très tôt. J’écris pour Au Parfum avant ou après ma journée de travail. Evidemment, j’aimerais bien ne plus travailler que sur le site. On réfléchit avec Dominique à une monétisation juste. Il n’est pas question que la publicité m’empêche de continuer à écrire librement.

Qu’est ce qui te donne l’élan d’écrire sur un parfum plutôt qu’un autre ?
JD : Je ne sais pas. Quel que soit le parfum, j’aime quand j’arrive à me projeter en sentant. On n’a pas besoin de connaître toutes les molécules de la parfumerie pour écrire une critique. Il suffit d’être à l’écoute du murmure olfactif, de ce qui est dissonant. Je partage mes coups de cœur et mes coups de gueule. Souvent, en discutant avec des blogueurs spécialistes du parfum, je me rends compte qu’on partage les mêmes opinions. Les beaux parfums s’imposent comme des évidences. Parce qu’ils nous permettent de nous projeter ailleurs. Les fragrances décevantes sont celles qui ne nous évoquent rien. Mais je m’interdis de me défouler sur une petite marque de niche. Il y a plein de choses ratées dans ce secteur à la distribution confidentielle. Mais je préfère ne pas parler d’elles plutôt que de les écraser. J’ai moins de scrupules quand il s’agit d’une très grande marque. Je me dis que mon avis va contrebalancer leur pouvoir médiatique. Mais je ne pourrais jamais écrire : « ce parfum ne vaut rien » ou bien « c’est de la merde, ça pue ». J’essaie toujours d’équilibrer mon propos et de l’argumenter.

Pourtant, il y en a un paquet de trucs qu’on reçoit et qui puent… Et qui empoisonnent le métro dès l’aube.
JD : Oui, parfois, on ressent une certaine lassitude. Mais je n’écris pas que des critiques. Je m’amuse beaucoup à décortiquer les idées reçues, à mettre du clair dans toutes les approximations et les mensonges véhiculés par l’industrie.

Quelles sont les dernières créations qui t’ont vraiment enthousiasmée ?
JD : La Panthère de Cartier.

Ah oui, je suis d’accord, ce parfum est une splendeur
JD : C’est une petite bulle à part. Et s’il finit par s’imposer commercialement, alors il montrera au reste de l’industrie qu’on peut faire autrement que de toujours utiliser les mêmes recettes sucrées.

Tu t’es fait des amis parfumeurs au fil des années ?
JD : Non. En dehors de toi que je rencontre aujourd’hui, je ne vois jamais personne officiellement pour Au Parfum. Je ne me déplace pas aux lancements presse. Je connais certains blogueurs mais je suis obligée de rester très discrète. Et de toutes façons, je ne veux pas devenir l’amie des parfumeurs. Ce serait trop compliqué d’écrire sur leurs parfums après.

Sans devenir leur amie, tu apprends souvent beaucoup en déjeunant avec eux…
JD : Oui je sais. Mais les infos, je finis toujours par les avoir. C’est un petit milieu. Je ne veux cependant pas être influencée par ces liens. Je pense que c’est plus difficile d’écrire qu’on a été déçu par Le Jardin de Monsieur Li d’Hermès quand on connaît bien le parfumeur Jean-Claude Ellena et qu’on apprécie son travail par ailleurs.

Il y a des parfumeurs dont l’écriture te fascine ?
JD : J’ai évoqué le travail de Mathilde Laurent à travers la Panthère de Cartier. Je suis impressionnée par ses positions courageuses sur le parfum et sa capacité à exprimer clairement ce qu’on mettrait des heures à expliquer avec difficulté. Je suis aussi très intriguée par les parfums d’Annick Menardo. C’est elle qui a signé Hypnotic Poison de Dior, mais aussi la Cologne Bois d’Argent de Dior, le Bulgari Black qui sent si bon, Miss Me de Stella Cadente qui était une véritable réussite, ou encore le grand succès éponyme de Lolita Lempicka. C’est un mystère cette créatrice… Mais un parfumeur n’est pas tout seul pour composer, ce serait faux de laisser croire que je les admire eux seuls. Il y a tous ces gens autour pour les guider, les conduire vers le pire comme le meilleur.

Et toi, qu’est-ce que tu portes ?
JD : Je n’arrête pas de changer pour pouvoir écrire sur les nouveautés que je reçois. C’est impossible de livrer un avis si on ne fait que sentir un parfum quelques secondes sur du papier. Il faut parfois plusieurs jours pour avoir une idée claire. Ecouter la réaction de son entourage aussi, ça peut aider. Mais bon, je me suis achetée il y a peu de temps un vieux flacon de Rive Gauche d’Yves Saint Laurent dans un vide-grenier. Il était parfaitement conservé, c’était magique. J’adore le porter. J’aime aussi Ombre Rose de Jean-Charles Brosseau, c’est très réconfortant.

Tu crois qu’on va reconnaître qui tu es en lisant cette interview ?
JD : J’espère que non ! C’est une situation très anxiogène. D’ailleurs, je me rends compte que j’ai mis ce bijou très particulier aujourd’hui, je n’aurais pas du le porter sur la photo, on peut la refaire ?

Non mais ne t’inquiète pas, Photoshop va se charger de conserver ton anonymat…Fin de l’interview.

 

Vous vous rendez compte de la chance qu’on a d’avoir une femme de l’ombre prête à risquer sa vie professionnelle juste pour nous offrir un peu d’authenticité sur le net ? Bravo Jeanne Doré, longue vie à ton site qui j’espère va te donner des ailes !