Fleurs muettes
Illustration de Camille Hirigoyen et Julien Choquart  

Fleurs muettes

Fleurs muettes
Plongées dans un vase, enracinées dans une forêt ou dans un jardin, elles diffusent leur parfum délicat. Pourtant, même sous la torture, l’extraction au dioxyde de carbone supercritique ou la distillation à la vapeur, certaines corolles refusent de livrer leur odeur sous forme liquide. Quelles sont ces fleurs silencieuses et comment donne-t-on l’illusion de leurs présences dans un flacon ?

Pétales aphones

Les parfumeurs les appellent « fleurs muettes » alors qu’elles ont, à l’air libre, un organe de Stentor. Lys, muguet, lilas, chèvrefeuille, pivoine, freesia, gardénia, œillet, violette, jacinthe : ces plantes ont beau être imprimées dans nos mémoires, elles ne donnent rien ou si peu qu’on n’arrive pas à extraire leur parfum. « Il existait une absolue d’œillet, un enfleurage de la violette et même une extraction au butane du muguet mais tous ont été arrêtés pour des raisons de sécurité ou parce que leur rendement était si faible et leur coût si élevé que personne ne pouvait les utiliser » déclare le nez Jean Guichard (Givaudan). Traduction : il n’y a pas de pivoine dans une fragrance qui sent la pivoine ! Ni infusion, ni distillation, ni concrète. Lorsque l’on perçoit l’une de ses fleurs sur la peau, il s’agit toujours d’une composition du parfumeur, d’un accord et non d’une apparition naturelle contrairement à ce qu’affirme – parfois – le marketing.

« Sans ces molécules de synthèse, pas de lys carnivoreni de jacinthe aqueuse… »

Palette synthétique

Si elles ne veulent pas s’exprimer, les nez disposent de nombreuses matières premières pour faire parler les fleurs muettes. Une palette de molécules de synthèse comme l’acétate de benzyle découvert en 1855, l’alcool phényléthylique, l’un des composants naturels de la rose isolé en 1876, l’hydroxycitronnelal indispensable à la création d’un muguet depuis 1908 ou encore l’hédione apparue en 1965. On comprend ainsi combien les découvertes scientifiques des chimistes ont permis de faire évoluer la parfumerie. Sans eux, pas de lys carnivore ni de jacinthe aqueuse. Dans l’ère du tout-bio-à-tout-prix, elles ont si mauvaise presse qu’on préfère inventer des « huiles essentielles » de lilas. Et pourtant, ces molécules de génie sont incontournables au point qu’on les retrouve dans TOUS les parfums floraux. Du coup, j’ai demandé à Jean Guichard de lister les plus connues et de nous décrire leurs senteurs :
Le linalol : On le retrouve dans presque toutes les fleurs. Indispensable dans un accord freesia, il sent le bois de rose, la coriandre, l’eau de fleur d’oranger et un peu la lavande.
L’hédione : Givaudan en utilise 1800 tonnes par an, c’est dire si ce composant est essentiel à la parfumerie ! C’est une senteur très légère au premier abord, presque en sourdine. Elle évoque subtilement le jasmin, le thé, le citron, le magnolia mais surtout l’abstraction et la transparence.
L’alcool phényléthylique : L’un des quatre alcools composant une rose naturelle. Une impression d’humidité chez le fleuriste, une sensation cosmétique de crème à l’eau de rose. Incontournable pour reproduire une jacinthe ou un muguet.
Le géraniol : A mi chemin entre l’odeur du géranium et celle de la citronnelle, une saveur de litchi en prime.
L’acétate de benzyle : Parfum de marqueur, de vernis à ongles et de bonbon Arlequin à la banane et à la poire. Le genre d’odeurs qui rend les filles hystériques.
L’anthranilate de méthyle : Entre la fleur d’oranger et la fraise des bois, cette matière entre systématiquement dans un accord chèvrefeuille.
Les méthylionones : A la frontière entre une note florale et une note poudrée, cette famille respire la violette, les Météorites de Guerlain, les bonbons de Flavigny et les dragibus noir.
L’indole : Naturellement présente dans toutes les fleurs blanches, cette note animale rappelle la mauvaise haleine, le métro parisien, la fleur fanée et la naphtaline.
L’hydroxycitronnellal : La note verte et florale qui entre dans la formulation des muguets et des lilas.
L’héxenol cis 3 ou cis 3 héxenol : Une pelouse fraichement tondue avec une facette granny Smith.

« Il n’existe pas de formules généralistes mais des fleurs fantasmées nourries des expériences de chaque parfumeur »

Créations personnelles

Avant d’être vendues sous forme de matières premières distinctes, ces molécules de synthèse ont longtemps été présentées aux parfumeurs en kits déjà prêts à employer. Des « bases » mises au point par des maîtres absolus de l’olfaction (comme Edmond Roudnitska qui en créa quelques unes pour l’ancienne maison De Laire le siècle dernier). On peut encore aller sentir une multitude de ces bases disparues de muguet, lilas et autres fleurs muettes à l’Osmothèque de Versailles (en prenant rendez vous au 01 39 55 46 99). Un exercice qui permet de comprendre l’évolution historique des fleurs muettes et l’intérêt des inventions synthétiques. Tous les parfumeurs connaissent ces bases dont les formules ont fini par se répandre un peu partout, cependant chacun d’entre eux continue d’affiner et d’actualiser leurs propres lys, gardénia et autre pivoine. Il y a quelques années, dans le laboratoire de Jean-Claude Ellena, créateur des parfums Hermès, j’avais été frappée par sa façon de réduire chaque odeur à trois composants essentiels. Un jeu d’illusions olfactives qui permet de faire apparaître n’importe quelle fleur au bout de trois mouillettes de papier. Dans son dernier livre, Journal d’un Parfumeur (Editions Sabine Wespieser) dont je ne peux que recommander la lecture tant elle m’a enthousiasmée, il livre en annexe un « abrégé d’odeurs » où l’on peut lire sa recette laconique du lys : « salicylate de benzyle, alcool phényléthylique, anthranilate de méthyle auxquels on peut ajouter selon les variétés du linalol, de l’indole ou du géraniol ». En demandant aux parfumeurs Dominique Ropion (IFF) et Jean Guichard (Givaudan) de se prêter au même minimalisme, on s’aperçoit qu’il n’existe pas de formules généralistes mais juste des fleurs fantasmées nourries des expériences de chacun. Alors que Dominique Ropion utilisera pour un lys, de l’acétate de paracresyl (une note cheval), du salicylate de benzyle (odeur d’encre et d’œillet) et de l’essence d’ylang, Jean Guichard préfèrera l’eugenol (une senteur épicée) au paracresyl. On note même des nuances plus sensibles sur la composition du gardénia ou celle de la jacinthe. Autant de variations passionnantes qui forcent la curiosité du nez.

« Le but n’est pas seulement de restituer le réel. La partie la plus difficile et la plus intéressante dans la création est d’intégrer le sexe à l’intérieur de la fleur »

Des molécules à inventer

En juin dernier, j’ai assisté à un cours de Francis Kurkdjian à l’Isipca – Institut Supérieur International du Parfum – qui m’a encore plus questionnée sur l’interprétation des fleurs muettes. L’exercice donné à ces futurs diplômés consistait à reproduire une odeur de leur choix avec un minimum de matières premières. En observant les formules réduites au strict essentiel, on prend conscience de ce que Francis appelle l’ADN floral : une poignée de chromosomes synthétiques (cités dans la liste de Jean Guichard ci-dessus) capables de produire tour à tour fleur d’oranger, tubéreuse, lys ou œillet à la manière des couleurs primaires. Cependant, Frédéric Malle est convaincu qu’il manque encore quelques trouvailles de la chimie pour compléter la palette des fleurs muettes. « On dispose à présent de dizaines de composants « ambrés » et de bois « dépolis » car ces matières testent bien dans les parfums actuels. Mais il nous faudrait probablement de nouvelles molécules pour préciser la composition de certaines fleurs, explique l’éditeur de parfums. Toutefois il ne faut pas oublier que le but n’est pas seulement de restituer le réel. La partie la plus difficile et la plus intéressante dans la création est d’intégrer le sexe à l’intérieur de la fleur ». Ce supplément d’âme épidermique qui différencie l’odeur du parfum.