Dominique Ropion
Photographie Lili Barbery-Coulon

Dominique Ropion

Dominique Ropion

Dominique Ropion est un génie. Oui, oui, vous avez bien lu. Certains penseront sans doute que j’exagère et que je participe au galvaudage de ce mot si précieux. Pourtant, j’écris en pleine conscience de sa signification. Si le hasard ne l’avait pas conduit dans un laboratoire de parfumerie, il aurait probablement passé sa vie à inventer des molécules pour l’industrie pharmaceutique. Rien ne le préparait au métier de parfumeur. Ni son enfance à Paris. Ni sa famille à des années lumière des grandes lignées grassoises. Pourtant, le destin a conduit ce passionné de physique et de chimie sur un chemin bordé de fleur d’oranger, de tubéreuse et de rose damascena. Cet homme discret a créé tellement de splendeurs qu’il m’est impossible d’en dresser la liste exhaustive. Parmi celles qui m’impressionnent le plus, il y a bien évidemment Portrait of A Lady des Editions de Parfums Frédéric Malle, une rose turque renversante de tenue et d’élégance, adoptée par un grand nombre de journalistes de la presse féminine. Il a aussi signé Carnal Flower, toujours pour Frédéric Malle, une tubéreuse atomique qui diffuse pendant des heures, mais aussi Vétiver Extraordinaire, tellement chic qu’il me suffit de sentir ce parfum sur la nuque d’un homme dans la rue pour avoir envie de le suivre. Le sublime jasmin d’Alien de Thierry Mugler (on parle toujours d’Angel quand on cite Mugler alors qu’à mon sens, le chef d’œuvre de cette marque, c’est cette fragrance incroyable) : c’est lui. Soir de Lune de Sisley, cette merveille chyprée qui me fait chavirer : encore lui. Sans compter tous les best-sellers qu’il a signés seul ou co-signés (le blockbuster La Vie est Belle de Lancôme qu’on sent tous les matins dans le métro à Paris… Ysatis de Givenchy, Jungle de Kenzo… Je vous avais prévenus : la liste est longue et ne risque pas de s’arrêter ici puisqu’il vient juste de composer deux nouveautés que j’adore. Une bougie parfumée incroyable pour Casa Lopez, inspirée du parfum le plus ancien de l’humanité – le kyphi – et Superstitious, la collaboration Alber Elbaz x Frédéric Malle qui devrait plaire aux amateurs de parfumerie vintage – Rive Gauche, Calandre… – parfaitement dépoussiérée. Malgré sa bibliographie olfactive vertigineuse, Dominique Ropion est d’une rare modestie. Il pourrait se comporter comme une star et s’écouter parler de ses créations. Il se contente de répondre aux questions avec précision, à l’instar d’un mécanicien qui expliquerait à un néophyte comment ronronne le moteur d’une Aston Martin. Il est d’ailleurs incapable de mentir, ce qui crée des situations cocasses lorsque son discours entre en collision avec celui du marketing. Je me souviens d’un voyage de presse où une marque de prêt-à-porter de luxe a passé deux jours à nous faire croire que leur nouveau parfum était « juste » un jasmin à la menthe. Je sentais pourtant une note très sucrée en tête qui n’était pas du tout mentionnée. A table, lorsque je l’ai interrogé sur la formule, il m’a dit avec beaucoup de simplicité qu’on lui avait demandé d’ajouter un départ salivant, avec un paquet d’ethyl-maltol (cette molécule qui sent la praline et dont les grandes marques n’arrivent plus du tout à se passer). Sa franchise était tellement rafraichissante ! Et puis, ça n’a l’air de rien, mais dans le domaine de la parfumerie, il ne suffit pas d’avoir une bonne idée pour être qualifié de génial. On reconnaît les chefs d’œuvre à leur capacité à diffuser et à tenir sur la peau. C’est quelque chose que j’ai compris après des années à sentir les nouveautés, avec l’éclairage de mes amis créateurs, ou en observant Francis Kurkdjian donner des cours à l’Isipca. Or, Dominique n’a pas seulement des idées originales, c’est un formidable technicien.

Enfin si, sur ces images, Dominique vous semble un peu sérieux,  détrompez-vous. C’est un véritable gosse prêt à blaguer et à faire des contrepèteries à la moindre occasion. Une vraie belle personne que vous découvrez ici dans son bureau, chez IFF à Neuilly, entouré des fioles qui deviendront probablement de grands parfums.

Photographie Lili Barbery-Coulon. L’entrée des bureaux d’IFF, où travaille le parfumeur Dominique Ropion

Dominique, est-ce que tu te souviens du moment où, quand tu étais enfant, tu as commencé à percevoir les odeurs et à te rendre compte qu’elles avaient un effet sur tes émotions ?

Dominique Ropion : Oui je me souviens très bien. Mes premiers souvenirs sont associés à des odeurs. J’ai grandi à Paris donc ce sont plutôt des senteurs urbaines ou citadines que ma mémoire a enregistrées. Je n’étais pas vraiment conscient de l’importance de mon odorat. Mais je sentais tout. Je me souviens des vapeurs de plastique et de solvant des jouets neufs. Beaucoup d’enfants partagent les mêmes souvenirs que moi. Je ne dois pas être un cas isolé. L’odeur de ce qu’on me préparait à manger, celle des gens, des maisons, des intérieurs. Des odeurs de bouches de métro. Pas celles du métro à 18h, juste le souffle des tunnels. Des odeurs de métal et de goudron chaud.

Quand as-tu eu entendu parler du métier de parfumeur ?
Dominique Ropion : Très tôt. Ma mère travaillait chez Roure (NDLR : une société mythique de parfums qui a vu passer les plus grandes légendes de la parfumerie fine du XXe siècle. Roure a fusionné avec Givaudan au début des années 1990). Elle n’était pas du tout parfumeur. Elle travaillait au siège de cette société. Mon grand-père aussi avait travaillé dans cette même société. J’avais donc entendu parler du métier de parfumeur mais je le fantasmais car cela me semblait inaccessible. A cette époque, on encensait les parfumeurs, ils étaient placés sur un piédestal et ce secteur me paraissait très fermé. Ceux qui comme ma mère travaillait au service administratif d’une société de parfums étaient complètement coupés de la création présentée comme le graal absolu. A 15 ans, pendant mes vacances, j’ai été coursier comme on le faisait beaucoup à cette époque. Un peu plus tard, j’ai travaillé l’été chez Roure. Je pesais les formules des parfumeurs pour les aider pendant les congés des laborantines. Par exemple, j’ai pesé des formules de Jacques Polge et de Jean-Louis Sieuzac (NDLR : Jacques est l’ancien parfumeur maison de Chanel où il est entré en 1978. Jacques Polge a commencé sa carrière chez Roure avec un autre génie de la parfumerie, Jean-Louis Sieuzac. Son fils, Olivier Polge, qui a longtemps travaillé avec Dominique Ropion chez IFF, a récemment pris sa succession). Je ne sais pas si tu imagines (rires) mais ça ne date pas d’hier tout ça !

Photographie Lili Barbery-Coulon. Les flacons d’essais sur les étagères de Dominique Ropion

Tu veux dire que tu pesais leurs formules au moment où ils faisaient Rive Gauche d’Yves Saint Laurent ?
Dominique Ropion : Exactement, je pesais comme un laborantin sans imaginer que j’allais vouloir faire ce métier. C’est drôle ! (NDLR : plutôt que de comptabiliser les matières premières en millilitres dans une formule, la parfumerie utilise les grammes. On place un flacon sur une balance très précise et on ajoute chaque matière goutte à goutte, au milligramme près, c’est pourquoi on parle de « peser les formules »)

De quoi rêvais-tu à cette époque-là ?
Dominique Ropion : J’étais plutôt scientifique mais j’aimais aussi les arts. J’ai toujours beaucoup aimé la musique, la peinture aussi. J’ai fait des études scientifiques qui m’ont passionné. J’aimais la physique, les mathématiques. J’ai fait des études de physique à la fac. Et puis j’ai fait un stage au service de recherche chez Roure, à Argenteuil.

Je vois très bien où car je suis allée à l’Ecole de Parfumerie Givaudan (qui a absorbé Roure en 1991) d’Argenteuil, j’ai appris à sentir avec le parfumeur Jean Guichard…
Dominique Ropion : Oui mais à cette époque, l’école de parfumerie de Roure n’était pas à Argenteuil, elle était installée à Grasse. Du coup, j’ai fait un stage de chromatographie (NDLR : pour comprendre ce mot, je vous invite à lire l’article dédié à Christine Nagel) dans le cadre de mes études de physique qui me passionnaient. Et pile à ce moment-là, un élève qui devait entrer à l’école de parfumerie de Roure s’est désisté au dernier moment. C’était au mois de juin peut-être, donc avant la rentrée. Jean Amic, le président de la société Roure qui voulait probablement changer un peu les choses dans le recrutement des élèves, a alors proposé cette place disponible à ceux qui travaillaient autour de lui, notamment à ma mère en lui disant : « Si vous connaissez des jeunes qui commencent des études… »

C’est un hasard de dingue !
Dominique Ropion : Oui ! C’est drôle hein ?!

En fait, tu étais formé pour devenir chercheur dans l’industrie pharmaceutique, pas parfumeur…
Dominique Ropion :  Oui exactement ! J’aurais adoré être physicien. En tous cas, ma mère me parle de cette opportunité et elle me propose de rencontrer des parfumeurs qui étaient à Paris à ce moment-là. J’ai vu Jean-Louis Sieuzac que j’avais croisé dix ans auparavant lorsque je pesais l’été.

Tu peux nous rappeler les grands parfums que Jean-Louis a signés ?
Dominique Ropion : Au sein de Roure, il a composé Coriandre de Jean Couturier qui était un grand parfum. Oscar de la Renta qui était superbe. Le premier Valentino qui s’appelait Valentino, qui était génial. Et puis, c’est lui aussi qui a composé Opium dYves Saint Laurent.

Tu cites tous les échantillons que je collectionnais dans des cases en bois en forme de maison, dans ma chambre, lorsque j’étais enfant. Ce cadre était accroché près de mon lit, je m’endormais en rêvant de toutes ces formules comme beaucoup de petites filles dans les années 1980…
Dominique Ropion : Oh et j’en oublie encore… Il a aussi composé Farenheit de Christian Dior. Et puis, il est parti chez Florasynth (NDLR : une société de parfums concurrente qui est ensuite devenue Symrise).

Photographie Lili Barbery-Coulon. Dominique dans son bureau chez IFF

Qu’est-ce que cette rencontre a changé pour toi ?
Dominique Ropion : Il m’a parlé de son métier. J’ai aussi rencontré le nez Pierre Bourdon qui était encore chez Roure et à Paris. Lui, il avait signé Kouros d’Yves Saint Laurent. Ils m’ont expliqué comment fonctionnait la parfumerie et j’avais très peu de temps pour me décider. Et, bien que j’ai en général beaucoup de mal à prendre des décisions et que j’appréciais beaucoup les études que j’avais démarrées, je n’ai pas hésité une seconde.

Du coup, tu t’es installé à Grasse ?
Dominique Ropion : Oui. Je suis resté trois ans à l’école de Grasse à apprendre les matières premières, les accords, les schémas. Tout était très nouveau et je n’étais pas issu du milieu Grassois. Il a fallu que je retienne toutes les matières premières et que je crée des moyens mnémotechniques pour enregistrer ces informations.

Peux-tu nous expliquer comment ça fonctionne ?
Dominique Ropion : Pour retenir une odeur, il faut la caractériser avec ce que l’on a comme référence olfactive. Qu’est-ce que ça nous rappelle tout simplement ? Alors évidemment, une rose, ça peut évoquer une rose. Mais, pas forcément. D’ailleurs, l’essence de rose c’est très particulier, ça ne sent pas exactement la rose qu’on connaît dans les jardins.

Photographie Lili Barbery-Coulon. Le petit bazar sur le bureau de Dominique Ropion

On peut d’ailleurs se retrouver à l’aveugle face à une mouillette trempée dans l’essence de rose et ne pas être capable de la reconnaître…
Dominique Ropion : Oui, on peut faire des erreurs terribles ! Pour moi, par exemple, l’essence de rose, ça me rappelait les gaufrettes à la framboise que je mangeais chez ma grand-mère. Donc j’ai noté ce souvenir et c’est comme ça que j’ai réussi à fixer la note dans ma mémoire.

Cette première impression-là, si on ne la note pas, on est mort…
Dominique Ropion : Ah ben oui, il faut vraiment le faire !

Je me souviens qu’avec Jean Guichard à l’école de parfumerie de Givaudan, par exemple, à chaque fois qu’il me faisait respirer du clou de girofle à l’aveugle, je répondais « c’est de l’encens ». Il m’a demandé de lui décrire quel type d’encens. Je lui ai parlé d’un souvenir que j’avais de ma grand-mère qui faisait « sortir le mauvais œil » en faisant bruler du gros sel avec plein de machins dans une boite de conserve. Là, je me suis mise à lui décrire l’intérieur de la conserve et j’ai dit « il devait y avoir de l’encens et aussi du clou de girofle »… Brusquement, j’avais compris la fausse route que mon cerveau prenait : encens était égal à clou de girofle alors que pour 99% des gens, cette épice évoque le cabinet d’un dentiste.
Dominique Ropion : C’est tout à fait ça. On apprend en notant dans un cahier toutes les références qui nous sont propres. Pour moi, elles étaient plus citadines que champêtres. Je n’avais pas dans mon patrimoine de senteurs des odeurs de fleurs, de champs grassois et de lavande. On fait avec ce qu’on a. C’est pour ça qu’on ne doit jamais dire à des étudiants en parfumerie ce qu’ils sont en train de sentir. Si on leur livre nos références avant qu’ils aient eu le temps de faire cet exercice pour eux-mêmes alors ils ne pourront pas mémoriser et caractériser une odeur.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Je suis entièrement d’accord et ça vaut aussi pour les clients et le personnel qui vend les parfums. On coupe souvent les clients en leur disant « ah non, il n’y a pas de vanille dans ce parfum » alors qu’on devrait les laisser s’exprimer sans jugement, ils n’ont jamais tort puisqu’ils parlent d’eux…
Dominique Ropion : Oui d’autant que les matières premières sont intégrées dans des accords et on n’arrive pas forcément à les identifier dans une composition… Un peu comme la partition d’un violon dans une symphonie, ou la présence d’une épice dans plat. On n’est pas obligé de reconnaître un la mineur pour apprécier la musique classique.

Qu’as-tu fait après l’école de parfumerie Roure à Grasse ?
Dominique Ropion : Je suis rentré à Paris où je suis redevenu stagiaire. J’ai retrouvé Jean-Louis Sieuzac qui est pratiquement parti aussitôt chez Florasynth. J’ai continué à progresser chez Roure et j’ai composé Ysatis de Givenchy.

C’est l’un de tes premiers parfums ?
Dominique Ropion : C’est le premier. J’ai fait Lace de Yardley et Ysatis de Givenchy a peu près au même moment.

Photographie Lili Barbery-Coulon. La vue du bureau de Dominique sur les jardins derrière le batiment IFF. J’ai fait cette interview et ces photos en mars 2017

Donc là, ce sont tes premières compétitions. J’imagine que le métier a beaucoup changé ?
Dominique Ropion : L’environnement a beaucoup changé mais pas le métier en lui-même.

Tu veux dire que tout fonctionne comme avant, avec un brief de la part d’une marque, une compétition… ?
Dominique Ropion : Oui, et puis c’est toujours une association de matières premières entre elles. Il faut arriver à faire un parfum qui tient la route et qui se démarque un peu de ce qui existait auparavant. C’est ça le but du jeu. De ce point de vue là, ça n’a pas beaucoup changé.

Peux-tu nous décrire ton processus de création ? Les formules t’apparaissent clairement ou bien est-ce que c’est laborieux ?
Dominique Ropion : Je pense que ce n’est pas spontané. C’est un cheminement qui est assez long. Peut-être que tout le monde n’a pas la même vision des choses. Il faut d’abord avoir appris beaucoup de choses. Il ne suffit pas de claquer des doigts pour voir la formule apparaître. Quand on apprend la parfumerie (après avoir appris et retenu les matières premières par famille), on passe aux accords. Des mélanges simples de deux puis trois matières premières qu’on identifie et enregistre ensemble. Après on passe aux schémas. Les schémas sont des constructions de parfums connus. On fait le schéma du Chanel N°5 par exemple, c’est à dire une formule un peu simplifiée d’un Chanel N°5. C’est simplifié mais il arrive que ces schémas contiennent jusqu’à trente matières premières différentes. Le but est de réaliser une imitation, comme un peintre en regardant un tableau. Le peintre va ainsi essayer de comprendre comment ça fonctionne. Un musicien le fait aussi quand il essaye de comprendre un compositeur. Quand le parfumeur apprend les chefs d’œuvre du genre du Chanel N°5, L’Air du temps de Nina Ricci, il sent le parfum sur la mouillette, et il en désosse les principaux accords. Comme à priori, on a déjà appris à faire un accord jasmin, un accord rose, et puis on arrive progressivement à l’embryon de la formule qu’on tente d’imiter.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Quand tu sens un parfum, tu vois la liste d’ingrédients qui apparaît dans ta tête ?
Dominique Ropion : Hum… Je ne suis pas sûr que je vois la liste d’ingrédients parce que déjà, je n’ai pas une très bonne mémoire… Quand je faisais ces imitations du Chanel N°5, du Miss Dior, j’avais l’impression d’être dans la formule. Mais faut peut-être pas que tu marques tout ça parce qu’on va me prendre pour un débile (Rires). Je me baladais un peu dans la formule, dans le parfum donc j’avais le citron, j’avais en dessous la mousse de chêne, ça se construisait comme ça dans ma tête…

Ce qui est très surprenant pour les gens qui ne connaissent pas la parfumerie, c’est que les nez ne composent pas avec des matières sous leur nez. Vous écrivez des formules sans les sentir. J’ai déjà vu des parfumeurs, en voyage de presse, faire des modifications de formules sur Ipad et les envoyer au laboratoire à Paris afin qu’on les pèse et qu’on les envoie à leurs clients… sans que ça passe sous leurs narines !
Dominique Ropion : Oui bien sûr, mais un musicien a-t-il forcément besoin d’un instrument devant lui pour composer ? La différence entre un musicien et un parfumeur c’est que le musicien peut entendre la mélodie dans sa tête. Mais l’odeur… tu essaies de repenser à l’odeur de la rose et tu ne la sens pas. C’est une question de connexions au niveau du cerveau. L’olfaction est plus primaire.

L’olfaction va passer par le nez et arriver directement au cerveau alors que la musique ne passe pas par les mêmes transmetteurs…
Dominique Ropion : L’information est directement traitée. Donc tu ne peux pas la sentir.

Combien de temps es-tu resté chez Roure ?
Dominique Ropion : Dix ans.

Quels sont les parfums que tu signes au cours de cette décennie ?
Dominique Ropion : Lace de Yardley, Ysatis de Givenchy, Maxim’s de Cardin et puis plusieurs parfums pour l’Italie. J’avais fait des parfums pour la marque Basile et aussi Safari de Ralph Lauren.

Où vas-tu après Roure ?
Dominique Ropion : Chez Florasynth qui est aujourd’hui devenue Symrise. Je rejoins Jean-Louis Sieuzac. J’y reste assez longtemps jusqu’à ce qu’elle soit rachetée par Bayer.

Photographie Lili Barbery-Coulon. Tous les bureaux des parfumeurs chez IFF communiquent visuellement par ces petites fenêtres au niveau de l’imprimante à droite.

Tu as connu Frédéric Malle quand il était chez Roure ?
Dominique Ropion : Oui je l’ai connu quand il était commercial à l’époque. On a à peine travaillé ensemble, on s’est croisé car il est parti rapidement à Londres je crois. Puis j’ai quitté Roure.

Chez Florasynth tu retrouves donc Jean-Louis…
Dominique Ropion : Chez Florasynth je signe Amarige, Jungle Elephant de Kenzo…

Tu as signé énormément de parfums dans ta carrière, c’est fou, et puis tu as connu de grands succès !
Dominique Ropion : Oui, j’ai eu beaucoup de chance.

Et après Florasynth, tu entres chez IFF. Je t’ai toujours connu ici en fait…
Dominique Ropion : Je suis entrée en 2000, ça fait dix-sept ans, c’est fou ! C’est inimaginable ! J’ai l’impression d’être arrivé hier. C’est drôle car j’ai l’impression d’être resté très longtemps chez Roure alors que j’y ai travaillé moins longtemps que chez IFF.

Qu’est-ce qui a changé dans la parfumerie depuis que tu as commencé ?
Dominique Ropion : Il y a beaucoup plus de briefs. Et nettement plus de flankers, ce qui n’existait pas (NDLR : les flankers sont les déclinaisons d’un parfum en eau de toilette, eau intense, concentré, eau fraiche, cologne, eau « ceci », eau « cela »…). Parfois, décliner paraît plus facile. On a un point de départ et on monte le frais, on monte le chaud, on monte le jasmin si on veut une variation plus florale… Mais en fait, rééquilibrer les choses demande beaucoup de travail. Pas une grande créativité mais beaucoup de technique.

Tu vas détester que je dise ça, mais dans le milieu de la parfumerie, tu es considéré comme une star. Tu enchaines les gros succès et en même temps, tu continues à composer pour des marques qui s’adressent à un plus petit nombre. D’ailleurs, Frédéric Malle a beaucoup participé à faire ta promotion, non ?
Dominique Ropion : Oui, c’est vrai. Et il m’a permis de faire des choses vraiment intéressantes.

C’est un maniaque du détail
Dominique Ropion : Et moi aussi alors ça n’arrange pas les choses (sourire).

Ah oui, c’est vrai ? Tu es du genre à n’être jamais satisfait ?
Dominique Ropion : C’est une horreur, j’ai besoin de tout refaire. Et lui aussi, alors ensemble, c’est pas génial (rires).

Moi je pensais que votre immense maniaquerie à tous les deux vous permettait d’aller plus vite…
Dominique Ropion : Non, pas du tout (rires). Entre Florasynth et IFF, j’ai fait un court passage chez Dragoco (NDLR : une autre société de parfums qui a fusionné avec une aute société allemande et a ensuite donné naissance à Symrise) où je n’ai pas été très heureux. Mais c’est aussi dans cette société que j’ai créé mon premier Frédéric Malle, Une Fleur de Cassie. Passer du temps sur cette formule m’a permis de me ressourcer.

Lorsque j’ai interrogé Jean-Claude Ellena dans son bureau à Cabris, près de Grasse pour cette même rubrique, il m’a raconté qu’il avait eu, lui aussi, dans sa carrière, une période où il a été très malheureux professionnellement. La vie d’un parfumeur est rythmée par les grandes joies lorsque vous remportez une compétition. Mais aussi par tout ce que vous perdez…
Dominique Ropion : Bien évidemment. Et tout dépend de la société dans laquelle on se trouve. Il y a malheureusement de moins en moins de sociétés qui ont accès aux projets les plus intéressants. Je dirais qu’il y en a quatre aujourd’hui. (NDLR : Les marques soumettent principalement leurs briefs à Firmenich, Givaudan et IFF, puis – dans le désordre – Symrise, Robertet et Takasago… bien souvent, les sociétés plus petites ne sont même pas consultées).

On est entré à la fin des années 1990 dans une nouvelle ère de parfums gourmands, de matières premières gustatives, de saveurs sucrées… Aujourd’hui ça paraît difficile pour les marques de lancer un parfum destiné au plus grand nombre sans ces notes-là. Est-ce que cela représente un frein à la créativité ?
Dominique Ropion : Je crois que c’est le succès d’un parfum qui crée une tendance. Par exemple c’est vrai que le succès du parfum Angel de Thierry Mugler (NDLR : Angel est le premier parfum à injecter une petite quantité d’éthyl-maltol – une molécule qu’on appelle aussi veltol selon les sociétés de parfums et qui sent la guimauve et le sucre glace – dans une formule overdosée en patchouli) a entrainé une tendance éthyl-maltol. Mais Alien de Thierry Mugler, qui est aussi un grand succès sorti plusieurs années après, n’est pas du tout sucré.

Quelle fleur blanche magnifique ce parfum !
Dominique Ropion : En tous cas, ce n’est pas un gourmand. J’ai mis une trace de lactone (NDLR : je vous invite à lire l’article que j’ai consacré aux lactones il y a quelques années) mais juste pour accompagner le jasmin, pas du tout pour créer un effet fruité. D’ailleurs, il n’y a rien de gustatif dans ce parfum.

C’est sûr, il y a des exceptions qui ne jouent pas sur la gourmandise.
Dominique Ropion : J’ai fait l’Eau d’Issey Pure l’an dernier et il n’y a pas du tout de fruit non plus dans ce projet.

Oui et c’est tout ce qu’on attend d’une marque comme Issey Miyake. Je n’imagine pas un gourmand dans leur parfumerie. L’Eau d’Issey Pure est magnifique d’ailleurs, un très joli projet avec une communication subtile, en cohérence avec le parfum. Cependant, ce sont des exceptions aujourd’hui…
Dominique Ropion : Oui c’est vrai. Mais bon, même lorsqu’on doit faire un projet très mainstream, on peut toujours faire des bons parfums. Par exemple, le parfum La Vie Est Belle de Lancôme, qui est très critiqué dans notre milieu et qui rencontre pourtant un succès incroyable dans la rue, est une formule vraiment intéressante. D’ailleurs, on reconnaît le sillage dans la rue, on ne passe jamais à côté, c’est impossible. Si j’avais à donner la définition de ce qu’est un bon parfum, avant de lister des considérations esthétiques, je dirais qu’il doit avoir une identité. Sans avoir besoin d’intellectualiser le discours, on doit pouvoir le reconnaître immédiatement. Les grands parfums sont ceux qui se démarquent de ce qui existait précédemment. Pour toi, quelle est la définition d’un grand parfum ?

Un grand parfum est effectivement une création qu’on peut instantanément identifier. Il y en a très peu. Et ces dernières années il n’y en a de moins en moins…
Dominique Ropion : La Vie est Belle de Lancôme répond à cette définition. Tu le reconnais immédiatement.

Photographie Lili Barbery-Coulon: les grands succès signés des parfumeurs au sein d’IFF

Il y a des matières qui t’obsèdent ? Des molécules que tu réutilises systématiquement dans tes créations ?
Dominique Ropion : Il y a des trucs qui me plaisent bien en effet. J’aime le mimosa, la fleur de cassie qui ressemble un peu au mimosa d’ailleurs. J’aime beaucoup la rose. De manière générale, j’aime infiniment les fleurs qui sont des odeurs primaires. La rose en est une. Le jasmin en est une. La fleur d’oranger aussi. Si on veut créer une fleur exotique, on va avoir besoin d’évoquer à la fois la tubéreuse, la fleur d’oranger, le jasmin. C’est un peu un mélange de toutes celles que je viens de citer. Alors que la rose c’est la rose, le jasmin c’est le jasmin, et la fleur d’oranger c’est la fleur d’oranger. C’est pour ça que je les considère comme des odeurs de fleurs primaires. Mais, pour moi, tout est bon. Les matières premières sont juste des outils, des matériaux au service d’une idée.

Et parmi les matières synthétiques il y a des molécules qui te fascinent ?
Dominique Ropion : Il existe des matières fantastiques. J’ai toujours adoré le cashméran que j’ai utilisé en très grosse quantité dès Jungle Elephant d’ailleurs. C’était la première fois que j’en mettais énormément dans un parfum. Et je trouve ça fantastique le cashméran.

C’est une matière assez dingue. Tu pourrais la décrire un peu pour ceux qui ne savent pas ce que ça sent ?
Dominique Ropion : Ça sent les pinèdes des Landes et du côté de Collioure. Ça sent exactement ça. Une odeur de pin mais un peu fruitée. Et c’est aussi un peu épicé.

C’est presque une odeur « qui craque » qui sent le pin sec…
Dominique Ropion : Oui, ça sent le pin avec un côté un peu fruité quand même. Il y a presque de la framboise en fond, quelque chose comme ça. Mais chauffée. Une odeur chaude. C’est fantastique. C’est un peu musqué aussi.

Tout le jeu du parfumeur consiste à lui faire dire ce qu’il a envie de dire. Le cashméran me semble être un caméléon. On peut le rendre très masculin ou très féminin.
Dominique Ropion : Oui, c’est une molécule qui fonctionne au masculin comme au féminin. Et c’est vrai de toutes les matières premières. Il y a cependant des accords dans lesquels le cashméran ne va pas du tout. J’ai créé des formules, j’ai mis du cashméran parce que j’avais envie d’en mettre et je l’ai enlevé car ça n’allait pas. Il y a plein de compositions dans lesquelles on ne peut pas en ajouter.

Est-ce que c’est difficile de se renouveler ?
Dominique Ropion : Il ne faut surtout pas se poser la question. C’est difficile c’est sûr mais il ne faut pas se poser la question. Il faut avancer. Parfois on fait quelque chose de bien. Parfois non. Quand c’est mauvais, il faut se dire qu’on fera mieux la prochaine fois.

Il y a des parfums que tu aurais aimé créer ? Des parfums que tu admires ?
Dominique Ropion : Il y a des parfums que j’admire mais je n’aurais pas forcément aimé les créer. Chanel N°5 par exemple. Shalimar de Guerlain. Tous les grands parfums qui ont été des chefs de file. Le plupart des grands Guerlain : Mitsouko, L’Heure Bleue… Ils sont fantastiques. Les vieux Coty aussi : L’Origan, le Chypre. Personne ne les connaît aujourd’hui (NDLR : L’Origan de François Coty date de 1905, Le Chypre de Coty date de 1917. Ils ne sont plus vendus aujourd’hui)

On peut les sentir à l’Osmothèque si on le souhaite
Dominique Ropion : Ce sont des parfums exceptionnels, grandioses. Ils ont défini les familles olfactives telles qu’elles sont encore utilisées aujourd’hui.

Finalement, le travail du parfumeur consiste bien souvent à partir d’une référence pour la réinventer ?
Dominique Ropion : Oui, c’est tout ça fait ça. On est toujours l’héritier de quelque chose, qu’on le veuille ou non. Il faut avoir ce souci, ce respect de ce qui a été fait avant. Bien étudier ce qui nous précède, ne serait-ce que pour tenter d’en faire autre chose.

C’est ce que m’avait dit Jean-Claude Ellena : « Il faut travailler en conscience et pour travailler en conscience il faut être bien connaître les formules qui nous précèdent »
Dominique Ropion : Oui il faut les connaître sur le bout des doigts. C’est le message que je passe aux jeunes élèves parfumeurs : il faut connaître ses classiques avant toute chose.

Merci à Géraldine Couvreur pour le dérushage précieux de l’enregistrement de cette interview