La pureté militante, une injonction de plus

La pureté militante, une injonction de plus

La pureté militante, une injonction de plus

Mon amie Géraldine Dormoy m’a transmis un épisode du podcast de Laury Thilleman sur la « pureté militante », une injonction à avoir un comportement parfait lorsqu’on prend la parole en faveur d’une cause qui nous tient à cœur. C’est un sujet que je trouve passionnant et je me réjouis que cette femme ait osé l’aborder. En plus des injonctions que nous subissons tous au quotidien en terme de performance au travail, de réussite sociale et personnelle, de maternité pour les femmes en âge de procréer, de jeunesse, de minceur, d’obligation à être en couple lorsqu’on est célibataire, de popularité à l’adolescence, de likes sur les réseaux sociaux ou encore de « mission de vie spirituelle », il existe un nouveau type d’injonction : la perfection en matière d’engagement. Laury cite, dans cet épisode, le livre Bad Feminist de Roxane Gay qui témoigne de ces jugements au sein des mouvements féministes et avoue son incapacité à être à la hauteur des attentes de ses pairs. Cette femme engagée confie ses contradictions (comme son goût pour le rap et ses paroles misogynes, sa lecture régulière du Vogue et son adoration de la couleur rose…). Dans ce texte manifeste, elle partage sa vulnérabilité et conclut qu’elle préfère être qualifiée de « mauvaise féministe plutôt que de ne pas être féministe du tout ».

Une bande d’humains cabossés

L’écologie comme la spiritualité ne sont pas exempts de ces injonctions. Chaque semaine, comme Laury, je reçois des commentaires et des messages privés sur Instagram remplis de jugements. Les abonné.e.s qui réagissent à mes posts et tiennent des comptes sur mon comportement sont souvent des personnes qui partagent un grand nombre de convictions avec moi. Elles sont animées par de « bonnes » intentions et pensent qu’il est efficace de me dire combien j’ai « mal » fait, à l’instar d’un parent qui tirerait l’oreille de son enfant ou le déculotterait pour le fesser en public. Parfois, les messages sont polis et on peut y lire une certaine déception. On pourrait les traduire par : « Je croyais que tu étais parfaite et tu ne l’es pas, cela m’attriste ». Cette tristesse ne m’appartient pas. Elle parle plus de l’auteur du commentaire que de moi. Cependant je la comprends. On est triste le jour où l’on s’aperçoit que le Père Noël n’existe pas. Je ne suis pas parfaite. Personne ne l’est. Ni la personne qui m’écrit, ni quiconque sur cette planète. Renoncer à l’idée qu’il y aurait un territoire idéal que l’on pourrait atteindre un jour en cochant toutes les cases, c’est douloureux. Cet ilot paradisiaque n’existe pas, il faut faire avec. On est juste une bande d’humains cabossés qui faisons de notre mieux avec notre niveau de conscience.

Un ogre vorace et insatiable

Parfois les messages sont plus agressifs. Quelques fois, ils sont carrément insultants. C’est plus rare mais cela arrive. Lorsqu’on se retrouve avec des amis actifs sur Instagram, on en rit ensemble. On pourrait éditer un bestseller en réunissant les messages les plus frapadingues… Nous connaissons la liste des sujets à éviter si on ne veut pas se faire lyncher. Elle ne cesse de s’étirer. Dès lors qu’on s’est un jour exprimé sur un sujet qui nous tient à cœur (la mode éthique, la sauvegarde des océans, la lutte contre le gaspillage, l’allaitement ou le plastique, l’égalité des droits, l’inclusion, la lutte contre les discriminations, la permaculture, le droit à l’avortement, le bien-être animal, le vin nature, le courant locavore, une cause humanitaire ou le climat…), c’est comme si on signait une charte tacite avec des petites lignes invisibles de commandements illimités. La quête de perfection est infinie, c’est un ogre vorace et insatiable. Croire qu’on pourrait le satisfaire est une illusion. Ainsi des mères se font insulter lorsqu’elles osent donner un biberon à leur bébé alors qu’elles parlaient d’un permaculteur la veille et qu’il faudrait qu’elles allaitent pour rester cohérentes avec leur soif d’écologie. Mais attention à ne pas allaiter trop longtemps non plus, sinon la police de la psychologie enfantine risque de reprocher une fusion trop grande entre la mère et sa progéniture. Des femmes intéressées par la transition écologique se font taper sur les orteils lorsqu’on aperçoit une sandale en cuir sur leurs photos de vacances. On leur fera aussi la leçon sur les micro-plastiques si on les croise en tongs. Une autrice féministe s’est récemment pris un sermon parce qu’elle avait mentionné une chanson d’Orelsan dans l’un de ses posts… Les jugements varient d’un jour à l’autre. Un matin, ils félicitent celles qui ne vont plus dans les magasins de fast fashion. Mais le lendemain, l’engagement n’est plus assez grand aux yeux de ceux qui applaudissaient la veille. Ils sont désormais choqués par le moindre acte d’achat (qu’il soit conscient ou non) parce qu’ils prônent la décroissance totale. Il y en a même qui critiquent les parents qui ont plusieurs enfants parce que cela serait irresponsable et trop énergivore sur le plan carbone au vu du changement climatique en cours (véridique). Si vous consommez de la viande (même de manière épisodique), que vous achetez des fraises en barquette en plastique (même si vous respectez la saisonnalité), que vous mangez des courgettes qui ont poussé sous serre en janvier (parce que vous en aviez ras les fesses du potiron), que vous buvez encore de l’eau en bouteille, que votre enfant dévore les barquettes de tomates cerise , que vous allez de temps en temps chez Zara, que vous portez des Nike pour courir, que vous aimez les bougies parfumées, que vous avez un téléphone Apple et que vous prenez l’avion pour partir en vacances, allez directement chercher une guillotine ! Vous êtes LE MAL INCARNÉ. Peu importe les efforts que vous avez déjà commencés à faire, vos prises de conscience, vos gestes de colibri et l’énergie que vous mettez dans votre transformation en cours. Peu importe ce que vous faites au quotidien pour créer un monde meilleur, peu importe la joie ou le soin que vous apportez à votre entourage, peu importe votre métier. Planquez-vous si vous ne voulez pas qu’on vous brûle sur la place publique.

Du découragement au silence

À force d’être la cible de ces exigences d’exemplarité, la plupart de ceux qui partagent des contenus sur Internet ont appris à s’adapter. On ne partage plus avec spontanéité. On fait attention aux sujets sensibles. On devient des personnages désincarnés. Si une bouteille en plastique traine dans une salle de yoga, même si elle ne nous appartient pas, la photo a peu de chance d’être publiée. Au restaurant, alors que j’aimerais partager l’adresse, il m’arrive d’y renoncer car je sais qu’on va m’emmerder pour un morceau de saumon d’élevage, le burger commandé par la personne qui m’accompagne ou même une part de fromage dans mon assiette. Je ne partage plus aucune info sur mes retraites de yoga sur Instagram ou sur mon blog, je les réserve aux élèves que je connais ou à ceux qui suivent ma newsletter, car je ne veux plus me faire attaquer sur les tarifs ou le calcul de mon bilan carbone. Je ne suis pas un punching-ball. Les leçons de morale que l’on nous fait n’ont absolument pas l’effet escompté. Elles se voudraient éducatives. Elles découragent tous les efforts engagés à longueur d’année mais aussi les prises de parole sur les sujets qui nous passionnaient jusqu’alors. Elles poussent tout simplement au silence. J’ai des copines créatrices ou entrepreneuses totalement investies sur le plan écologique. Je les vois chercher les solutions les plus justes, soigner les détails et parfois renoncer à parler de leurs efforts car elles sont flippées à l’idée qu’on leur reproche ce qu’elles n’ont pas encore réussi à faire. De la prudence, elles basculent dans le mutisme. À chaque fois que je parle d’un engagement pris par une entreprise ou d’un projet inspirant qui change la donne, j’ai toujours une petite poignée d’abonnés prêts à faire le décompte de mes manquements (qu’elles archivent visiblement avec soin dans leurs tablettes) considérant qu’il m’est désormais interdit de parler d’écologie. Je me souviens des réactions à la suite d’un cours que j’avais donné dans un centre d’hébergement dédié aux personnes sans domicile fixe… Quelques enragées m’avaient reproché d’avoir, à la sortie du cours, un sourire « indigne de la précarité des élèves ». Elles auraient préféré que je fasse la gueule. En janvier dernier, à un moment où j’étais très fragile, une personne bien intentionnée m’a tellement gavée que j’ai pensé à cesser mon activité sur les réseaux. J’ai ralenti et j’ai attendu que l’envie de m’exprimer revienne.

Not good enough : Vous n’êtes pas assez

Le découragement que je décris est le même que celui développé par les enfants lorsqu’on souligne leurs erreurs plutôt que de les renforcer positivement. On n’est toujours pas sorti de cette culture qui consiste à diminuer les écoliers, à leur faire croire que leur valeur dépend des notes qu’ils obtiennent. Des générations et des générations d’enfants humiliés à l’école génèrent des adultes qui valident le conditionnement de leur valeur selon leurs performances et ne peuvent s’empêcher de reproduire le même schéma avec leurs propres enfants, leurs collègues de travail ou des inconnus sur les réseaux sociaux. On sait pourtant combien cela nous fait du mal de croire que nous ne sommes pas assez tels que nous sommes. On connait les ravages des stratégies que nous mettons en place pour donner tort à cette croyance. Plus on cherche à prouver aux autres qu’on a de la valeur, plus on vient renforcer la croyance limitante initiale : je ne suffis pas tel.le que je suis. Pourquoi voudrions-nous que tout le monde continue à fonctionner avec cette pensée merdique dans la tête ?

Un volcan de colères et de blessures profondes

Cela fait longtemps que je partage du contenu sur Internet. J’ai appris à faire avec les jugements et les critiques. Mais, ce que Laury Thilleman dénonce dans son podcast s’est intensifié ces dernières années. Nous vivons de grandes prises de conscience sur des sujets qui révèlent des blessures passées profondes et des peurs abyssales pour le futur. Nous découvrons qu’un grand nombre de personnes en qui nous avions placé notre confiance se sont comportées comme des prédateurs, des menteurs ou des escrocs. Dans tous les domaines, les figures tombent comme des dominos. Dans les familles, la parole se libère également. Nous ouvrons les yeux sur des abus de pouvoir, des situations d’injustice intolérable, sur les conditionnements qui perpétuent ces archétypes de domination et de violence. La sidération a cédé la place à l’exaspération, la colère et à la frustration. Même lorsque nos idées politiques sont à l’opposé, on a tous soif de transparence. On croirait un volcan en éruption. La moindre étincelle suffit à déclencher un incendie. Je comprends, dans ce contexte, le besoin d’exemplarité et d’éthique irréprochable. Mais à quel niveau devons-nous élever nos exigences ? Doit-on attendre la même chose d’un élu de la République et d’une prise de parole d’une personne qui nous inspire sur les réseaux sociaux ? Et qu’est-ce que ces attentes de perfection disent de celles et ceux qui les formulent ?

De maître Capello à caporal en chef

Les meilleures intentions donnent parfois naissance aux pires courants de pensée. Vers où nous mène cette quête de pureté absolue ? À force de vouloir que tout le monde soit irréprochable (selon des règles qui évoluent en permanence), nous sommes en train de renoncer à l’acceptation de notre vulnérabilité, de nos imperfections. Interdiction de faillir. Interdiction d’avoir des désirs contradictoires. La photo doit être aussi impeccable qu’un col de chemise bien repassé. Les personnes qui exigent l’irréprochabilité en toutes circonstances pensent d’ailleurs que la vulnérabilité proclamée est une posture qui permet de s’autoriser les comportements les plus amorales. Déclarer qu’on est imparfait serait devenu un passe-droit. Ce qui sous-entend que la perfection peut exister à leurs yeux. A-t-on déjà oublié à quel point ces exigences nous ont-fait et nous font encore souffrir ? A-t-on oublié les leçons de notre histoire ? Ne voyons-nous pas où nous mène cette quête de « pureté » ?  Mon hypothèse est que la culpabilité et le sentiment de honte d’être imparfait sont si difficiles à supporter chez certains qu’ils ne peuvent s’empêcher de les partager. « Je t’humilie parce que ma honte de ne pas être à la hauteur des exigences qu’on fait peser sur moi est trop douloureuse, je te demande d’accepter d’en porter une charge sur tes épaules comme ça nous irons mal ensemble et je ne serai plus seul à me noyer ». À ce jeu, non seulement nous allons tuer les bonnes volontés, immobiliser la moindre action mais aussi nous orienter vers des scénarios dignes de Black Mirror ou de Handmaid’s Tale (La Servante écarlate).

Ne laissons pas nos élans s’éteindre

Nous sommes tous concernés par ces questionnements. Même si vous n’êtes pas actifs sur les réseaux sociaux, le jugement est partout. Nous avons le pouvoir de changer la donne, en prenant conscience des attentes que nous nourrissons envers les autres et envers nous-mêmes. Sommes-nous en quête de validation, aliénés dans une caricature qui n’a rien à voir avec notre essence ? Sommes-nous découragés par les injonctions silencieuses du moment qui nous donnent l’impression que nous ne serons jamais à la hauteur ? Modifions-nous notre comportement en fonction de ce que notre entourage ou ceux qui nous suivent vont en penser ? Et si oui, de quoi avons-nous peur ? De notre conscience, de notre jugement, de nos parents ?  Pourquoi avons-nous besoin de sermonner des inconnus ou des proches sur leur comportement ? Quelle partie de nous est déçue lorsque nous repérons une contradiction chez quelqu’un que nous aimons ou qui nous inspire ? Est-ce que cela nous fait nous sentir « au-dessus » de celui qui a « fauté » ? Est-ce que cela ne nous conduit pas à nous sentir « en dessous » lorsque nous nous montrons imparfaits ? Mes choix quotidiens ne sont pas guidés par les commandements invisibles et mouvants d’une poignée. Le plus important pour moi est d’honorer mes valeurs et mes élans. J’ai encore beaucoup de chemin pour me libérer du regard des autres et devenir « unapologetic ». Beaucoup de chemin encore pour rassurer la petite fille en moi qui a tant voulu impressionner son papa. Mais je la vois à présent et je ne peux plus l’ignorer. Je la prends dans mes bras et je lui répète qu’elle est formidable telle qu’elle est.