Faut-il tout comprendre pour être ému ?
Photographie Lili Barbery-Coulon

Faut-il tout comprendre pour être ému ?

Faut-il tout comprendre pour être ému ?

Je regarde à nouveau ces quatre visages et j’ai des frissons. J’ai croisé ces geikos (celles qui ont le rouge à lèvres appliqué sur toute la bouche) et ces maikos (celles, plus jeunes, encore en apprentissage, qui ne maquillent que leurs lèvres inférieures) sur le quai de la gare de Kyoto, juste avant de monter dans le Shinkansen en direction de Tokyo. La veille, la marque Jo Malone qui lançait de nouveaux produits dans cette ville affolante de beauté, avait réussi à faire venir les geikos les plus prestigieuses de Kyoto afin qu’elles dansent, rien que pour nous. Je ne comprends rien à ces rituels, je n’en ai ni les codes ni la culture. Pourtant, j’ai été profondément émue par leurs gestes, le soutien de leur regard, les détails soignés de leur maquillage, le contour de leur perruque, la délicatesse de leurs mains et toutes les histoires que je percevais malgré mon ignorance. J’étais cependant très choquée par le comportement de deux journalistes étrangères qui parlaient pendant la représentation alors qu’on nous avait bien expliqué, avant leur arrivée, le caractère exceptionnel de leur présence. A chaque accent de voix qui s’élevait par dessus la musique, j’avais l’impression qu’on les giflait, cela m’était insupportable.

Photographie Lili Barbery-Coulon

A table, elles sont ensuite venues nous saluer. Elles se promenaient avec des petites enveloppes remplies d’autographes autocollants. Nous n’en avions pas véritablement conscience mais au Japon, et en particulier à Kyoto, ces créatures sont des stars. Pourtant, pendant le diner, j’ai été très agacée par le discours de mes voisines qui ne comprenaient pas ce qu’il y avait de si « sophistiqué » dans leurs gestes, supputant qu’au fond, elles pourraient très bien faire la même chose. J’étais sciée. Une autre invitée a repris de plus belle en boudant les plats divins qu’on nous apportait : « Moi je ne comprends pas pourquoi on dit que ce pays apporte de la sérénité, ça manque de sensualité tout ça. De chantilly, de chocolat… ». C’est idiot de ma part mais je ne pensais pas qu’il soit possible de rester hermétique à la beauté de ce pays. Je vous rassure, le reste des convives semblait mesurer sa chance d’être là, dans cette pièce, à l’autre bout du monde.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Où se situe la porte en soi qu’on s’autorise à ouvrir pour accueillir cette beauté ? Pourquoi est-ce que je vois du divin dans une carotte sculptée en forme de camélia alors qu’une autre, juste à côté de moi, ne le perçoit pas ? Il y a encore plein de portes fermées en moi. Des micro carapaces résistantes qui m’empêchent d’apprécier l’Opéra par exemple ou quelques grands textes de la littérature. Celles-là même qui m’excluaient du plaisir du jazz pendant mon adolescence et qui se sont dissipées avec le temps. Je n’ai pas de réponse à ces questions et je ne veux pas juger mes rares voisines de table qui n’ont pas réussi à ressentir la même émotion que moi. Je suis cependant certaine d’une chose : il y a un refuge merveilleux dans l’émotion du beau, même lorsqu’elle se niche dans un légume. Ou derrière la nuque parfaitement dessinée d’une geiko sur un quai de gare. Bon weekend à tous <3

Photographie Lili Barbery-Coulon