Au fil du musc
Christine Nagel. Photographie Benoit Teillet

Au fil du musc

Au fil du musc

Lorsque je suis partie dans le désert d’Agafay, au Scarabeo Camp (dont je vous ai parlé mardi), le parfumeur Maison d’Hermès Christine Nagel m’a présenté la collection d’Hermessences qui vient tout juste d’être mise en vente. Cinq parfums à combiner parmi lesquels deux ovnis musqués: Musc Pallida et Cardamusc. L’occasion de vous raconter mon lien avec le musc et de demander à Christine de nous éclairer enfin sur cette matière à laquelle on prête tous les fantasmes…

Photographie Benoit Teillet. Les 5 nouvelles Hermessences qui viennent tout juste de sortir

Le musc de mes années lycée

En 1990, j’ai quitté Orléans où je suis née pour venir habiter à Paris. Je n’y ai pas seulement laissé mes souvenirs d’enfance. Ce déménagement a acté une transition majeure entre deux périodes de ma vie. Deux mondes. Celui de l’innocence, des rêves de petite fille, des paquets de Pipasol aux grains de sel et des livres de Fantômette. Et le début d’une lente agonie dans le XVe arrondissement qui a pris fin le jour où j’ai eu la force de quitter définitivement l’appartement familial. L’adolescence n’est pas un moment désagréable pour tous. Je l’ai vécue pour ma part comme un étranglement continu avec quelques suspensions oxygénées auprès de mes amis de l’époque. Pourtant, malgré l’âpreté des souvenirs de ces années lycée, des images douces me reviennent. Crises de fou rire et parties de tarot sans fin au foyer scolaire. Premières fringues achetées seule avec le butin des babysittings. Senteur de tourbe, de charbon et d’herbe coupée en Irlande. Premiers concerts. Premiers coups de foudre. Premiers espoirs d’une vie meilleure… un jour. Premiers parfums.

Comme toutes les jeunes filles de mon époque, j’avais collectionné des échantillons quand j’étais à l’école primaire. J’avais sur mon bureau Anaïs Anaïs et Loulou de Cacharel, signes de reconnaissance olfactive des gamines à la fin des années 1980. Mais en 1990, tout a changé. J’ai d’abord découvert Egoïste de Chanel. Quelle claque. Qu’est-ce que j’ai aimé porter ce parfum au santal ! Qu’est-ce que j’ai aimé le garçon à qui j’ai offert le minuscule échantillon cubique que la vendeuse avait bien voulu me céder ! Et puis durant l’été 1990, juste avant de partir m’installer à Paris, j’ai passé un mois près de Bristol en séjour linguistique. Quatre semaines de liberté totale dans une banlieue anglaise minable avec une fille qui deviendra ma meilleure-amie-à-la-vie-à-la-mort comme on se le promet à ces âges-là. Elle fumait des Silk Cut, connaissait toutes les chansons de Prince par coeur et portait White Musk de The Body Shop. J’étais fascinée par son assurance. J’ai aussitôt adopté son parfum que je trahissais avec Egoïste un jour sur deux. Ce musc blanc est devenu ma religion. Bien sûr je n’étais pas la seule à l’avoir adopté. J’avais pourtant l’impression qu’il n’appartenait qu’à moi. The Body Shop ne disposait pas d’un réseau de distribution aussi vaste qu’aujourd’hui et je ne portais que la version “huile” de ce parfum que je rapportais de mes séjours au Royaume-Uni. C’était une armure de douceur. Lorsque je suis partie m’installer en Irlande en 1994, toutes les lycéennes du petit village de Mallow près de Cork portaient cette senteur de propre. A la Sorbonne, en 1995, le musc blanc continuait sa colonisation des nuques encore tendres. Les filles les plus cool allaient aux Puces chercher des déclinaisons de White Musk, les jugeant plus “authentiques” (alors qu’il s’agissait de la même famille de molécules de synthèse). Celles qui avaient plus de moyens financiers portaient Mûre et Musc de l’Artisan Parfumeur ou Petite Chérie d’Annick Goutal, une poire infusée dans un bain… musqué.

Le musc de mes années « Colette »

A la fin des années 1990, lorsque j’ai commencé à travailler pour Colette, les vendeurs se divisaient en deux camps : d’un côté les adeptes des parfums Comme des Garçons dont je n’avais encore jamais entendu parler. De l’autre, les addicts du Musk Original de Kiehl’s. En huile bien évidemment. La marque américaine qui n’avait pas encore été rachetée par le groupe L’Oréal et qui n’était alors distribuée que dans ce concept-store parisien proposait une interprétation un poil plus animale du musc blanc. Ce truc embaumait dans toute la boutique. A l’instar de White Musk de The Body Shop, il paraissait indéboulonnable, même après une douche ou une grosse journée. Et puis, dans ce magasin où j’ai beaucoup appris sur la mode, le design et la beauté, il y avait une vendeuse blonde d’origine scandinave qui aimait les parfums de Serge Lutens. Je ne savais pas du tout qui était ce Monsieur. Un jour, elle a utilisé un flacon vide acheté dans la boutique du Palais Royal et me l’a offert rempli de gel douche. Cela m’a conduit tout droit dans la gueule du loup : il fallait que j’aille voir d’où venait cette bouteille de verre si parfaite. Un monde de senteurs inconnues s’est ouvert à moi. Et j’y ai fait la connaissance d’un nouveau musc : Muscs Koublaï Khân. Rien à voir avec les odeurs musquées auxquelles j’étais habituée. Ce musc-là semblait avoir traîné dans les écuries, portant encore l’empreinte de la sueur et de la chair fiévreuse. Je n’ai jamais osé porter ce parfum mais le musc prenait avec lui une nouvelle dimension et promettait de nouvelles possibilités. En 2003, lorsque j’ai commencé à travailler pour le magazine Vogue, Serge Lutens lançait Clair de Musc, versant argenté de son premier opus flamboyant. Une blancheur immaculée, quasi métallique, écho lointain du musc floral porté pendant mon adolescence.

Le musc de mes années Vogue

Au journal Vogue, installée alors rue du Faubourg Saint Honoré, en face de l’Elysée, un autre musc inondait les bureaux, celui des Editions de Parfums Frédéric Malle : Musc Ravageur signé du parfumeur Maurice Roucel. Rien à voir avec une évocation de lessive et de draps blancs. Musc Ravageur met la richesse de l’Orient à nos pieds. Il s’enroule autour du cou et diffuse ses vapeurs de santal, de patchouli et d’ambre. Ce parfum a marqué toutes mes années dans ce magazine de mode. Presque une décennie à m’émanciper, à me libérer des fardeaux de mon enfance, à baigner dans un monde dans lequel je ne me reconnaissais pas, à faire semblant d’être heureuse… D’ailleurs c’est amusant de réaliser aujourd’hui que je n’arrivais pas, à cette période, à m’attacher à un parfum pour plus de quelques mois. Le musc était toujours présent dans mes prédilections olfactives. Dans Infusion d’Iris de Prada que j’ai porté quand j’étais enceinte de ma fille. Dans N°18 de Chanel, splendeur absolue à la graine d’ambrette qui a la particularité de passer de la liqueur de poire au musc le plus doux… Mais aurait-il pu en être autrement ?

Musc omniprésent, sur tous les tons et conjugué à tous les temps

Aujourd’hui, presque tous les parfums contiennent une base de musc blanc. En dehors de quelques exceptions, les muscs sont devenus les diluants de toutes les compositions. On y est tellement habitué qu’on ne s’en aperçoit même plus. S’ils sont bien utilisés et qu’ils servent un propos intelligent, je les trouve fantastiques. En revanche, quand ils sont surdosés juste pour attirer le chaland, ils m’insupportent. D’autant qu’on veut tout leur faire dire. Ils seraient sexuels et innocents, féminins et infantiles, charnels et propres… Il y a une telle confusion au sujet des muscs que j’ai eu envie de demander l’avis de Christine Nagel, parfumeur maison d’Hermès qui leur rend justement hommage dans sa dernière collection d’Hermessences que l’on m’a présentée au Maroc chez Scarabeo Camp. Elle a créé cinq nouveaux parfums dont deux ovnis: Musc Pallida et Cardamusc (mon favori, c’est renversant de beauté), des essences de parfum logées dans une texture huile sèche qu’on peut porter seule ou en dessous de n’importe quel parfum pour lui offrir une profondeur musqué. Du coup, j’ai demandé à Géraldine Couvreur qui travaille avec moi et qui ne connait pas la parfumerie aussi bien que moi de poser toutes les questions qu’elle souhaitait à Christine. Histoire que vous puissiez enfin faire la différence entre ce qu’on appelle musc animal et muscs synthétiques…

Photographie Benoit Teillet. Agar Ebène et Musc Pallida d’Hermès

entretien avec Christine Nagel

 On parle souvent de musc animal et de musc synthétique, quelle est l’origine du musc ?

Christine Nagel: Le musc originel, ou musc tonkin, est une matière première animale qui provient du tonkin, un petit chevrotin que l’on chassait pour les sécrétions de ses glandes. (NDLR : ce musc est également considéré comme un aphrodisiaque en Asie et a été utilisé comme tel par les Libertins du XVIIIe siècle en France qui le buvait dans du chocolat chaud). Ce musc a énormément servi la parfumerie dans les années 1900-1930 jusqu’à la fin des années 1970. Il donnait au parfum du volume, de la tenue mais il lui permettait aussi de se fondre sur la peau d’une façon assez exceptionnelle. D’un point de vue esthétique, il apportait une note animale chaude et profonde, très sensuelle. Ce sont ces odeurs humaines qui rendent un parfum troublant. Mais la chasse du tonkin a été interdite il y a trente-cinq ou quarante ans pour des raisons éthiques et le musc animal a lui aussi été interdit en parfumerie.

Aujourd’hui, lorsqu’on parle de musc, on fait forcément référence à du musc synthétique ?

Chritsine Nagel: La perte de certaines matières force à trouver des solutions ailleurs. Les laboratoires des grandes sociétés de parfums ont donc recherché des structures chimiques se rapprochant des grosses molécules musquées. Des muscs contemporains de synthèse sont alors apparus avec des noms assez barbares comme galaxolide, tonalide, muscenone… Du musc originel, ils ont gardé la qualité technique : volume, sillage et cette capacité à fondre sur la peau. Mais au lieu d’avoir cette odeur chaude et sensuelle, les muscs contemporains ont une odeur très propre, on les appelle d’ailleurs les « muscs propres » ou « les muscs blancs ». Ils sont très tenaces et leur odeur résiste aux lavages. Voilà pourquoi on en retrouve dans de nombreuses lessives. Certains parfumeurs disent d’ailleurs qu’à force de porter des vêtements avec des adoucissants contenant du musc, notre peau en est imprégnée et que les muscs contemporains ont finalement une odeur assez neutre.

Il y a une offre importante de muscs synthétiques avec de grosses différences de prix. Certains muscs demandent-ils plus d’attention lors de la fabrication ?

Christine Nagel: Il s’agit de produits de synthèse et ce travail de recherche a un coût colossal. Lorsqu’on découvre un nouveau musc, la molécule est brevetée et donc protégée durant un certain nombre d’années. Tant que ces molécules sont produites en petites quantités et qu’elles sont rares, le prix reste élevé. Quand les muscs tombent dans le domaine public, ils deviennent plus accessibles car ils sont désormais produits en grandes quantités.

Quels sont les parfums musqués les plus célèbres ?

Christine Nagel: White Musc de The Body Shop était l’un des premiers et il a toujours beaucoup d’aficionados. Il y a le Musc Ravageur des Éditions de Parfums Frédéric Malle. L’Original Musk de Kiehl’s. Chez Hermès, nous avons également de très beaux muscs.

Pourquoi avoir choisi de vous inspirer du musc pour cette nouvelle collection d’Hermessences?

Christine Nagel: J’ai eu la chance de pouvoir sentir et travailler à mes débuts avec du musc tonkin. J’ai souhaité emmener le musc contemporain dans un voyage dans le temps et récréer la sensation que l’on pouvait avoir avec un musc originel : lui apporter une humanité, cette moiteur, cette sensualité, cette note animale enivrante et enveloppante. Le bonheur d’un parfumeur est de pouvoir utiliser une palette afin de recréer ces couleurs olfactives. J’y ai ajouté des notes miellées car certains miels ont une odeur un peu animale, profonde et chaude. J’ai utilisé du foin, une matière première qui est très peu utilisée en parfumerie car très onéreuse, dont l’odeur est chaude, presque tannique. J’ai essayé de lui redonner cette chaleur qu’avait le musc tonkin en sublimant deux autres matières : la cardamome dans Cardamusc et l’iris dans Musc Pallida.

Vous avez choisi des matières premières comme la myrrhe, le musc, la cardamome, le bois d’agar, le cèdre… Il y avait un souhait de revenir aux sources de la parfumerie ?

Christine Nagel: Quand je me suis sentie prête à travailler sur cette collection Hermessence, très naturellement, j’ai souhaité retourner aux origines du parfum et chercher les matières qui se trouvaient dans les premiers parfums du monde. Ce voyage m’a emmenée dans les pays sources comme l’Égypte, le Bahreïn, Dubaï, Oman où j’ai commencé à lire les recettes d’anciens parfums, retranscrites à partir de hiéroglyphes, comme le kyphi (ndlr : un parfum d’Égypte antique dans lequel on pouvait notamment trouver du miel, de la cannelle, de la myrrhe, du bois de santal…). La myrrhe m’a beaucoup touchée. À certaines périodes de l’Histoire, elle valait plus que l’or. Des peuples se sont entretués pour elle. C’est une matière qui se présente sous la forme d’une gomme et qui est assez difficile à utiliser. Je l’ai associée à un accord d’églantine, une rose sauvage et j’ai ainsi créé Myrrhe Eglantine. Je voulais retranscrire la fragilité de ses pétales et la force de sa tige et de ses épines. Dans Agar Ébène, j’ai utilisé de l’agarwood (ndlr: le fameux bois de oud), un bois à l’odeur sèche, profonde et nerveuse. Je l’ai associé à un baume d’un noir profond, le fir balsam, qui a l’odeur d’un bois caramélisé. Pour moi Agar Ébene est un peu comme un cachemire non teint, plutôt dans des beiges grège, à la fois très léger et très enveloppant. On a envie de s’y lover. Enfin pour Cèdre Sambac, j’ai eu envie de travailler le cèdre bleu du Liban, le plus majestueux que je connaisse. Et comme j’aime les dualités, je l’ai enveloppé de jasmin sambac.

Ces essences de parfums musqués et les trois eaux de toilette peuvent-ils être superposés? 

Christine Nagel: Quand je crée un parfum, il est travaillé au millimètre près pour avoir un équilibre. Avant, quand j’entendais certaines de mes amies me dire qu’elles portaient un mélange de deux parfums, je poussais un cri horrifié. A l’instant même où on pulvérise le deuxième parfum, on atomise la première création. Et elles me répondaient toujours : « Mais cette odeur, c’est moi ! ». Plus les années passent et plus je comprends cela. Aujourd’hui, mes parfums sont parfaitement équilibrés pour être portés individuellement. Mais l’aspect le plus important reste l’émotion que la personne va ressentir, qu’elle le porte seul ou en l’associant à un autre parfum. Dans cette collection, il y a un fil rouge et on peut parfaitement mélanger ces essences de parfums purs (Cardamusc ou Musc Pallida) avec les trois eaux de toilette Agar Ebène, Myrrhe Eglantine ou Cèdre Sambac. Ou même avec n’importe quel parfum. Donner mon avis sur la meilleure combinaison risquerait de réduire la liberté de chacun. Il faut s’amuser et faire ses propres essais sur la peau…

Propos recueillis par Géraldine Couvreur

Photographie Benoit Teillet. Cardamusc installé dans le désert d’Agafay

Maintenant que vous savez mieux ce qu’est le musc, j’ai hâte de connaitre votre lien avec cette senteur. Racontez-moi dans les commentaires, j’ai hâte de sniffer vos anecdotes et vos souvenirs!