Jean-Claude Ellena
Photographie Lili Barbery-Coulon

Jean-Claude Ellena

Jean-Claude Ellena

Il y a un peu plus de deux ans, je suis descendue à Cabris, juste à côté de Grasse pour passer la journée avec le parfumeur Jean-Claude Ellena. Il faisait encore froid ce jour-là, les pins qui entourent son atelier de création couvraient le ciel argent de janvier. Et nous avons passé ces quelques heures suspendues à sentir des matières premières et à discuter de parfum. J’étais presque seule dans l’avion du retour. J’ai relu mes notes, sorti mon ordinateur, déballé toutes mes affaires sur les sièges voisins. Le cahier dans lequel j’avais glissé mon passeport a du tomber sans que je ne m’en aperçoive. Le lendemain soir, je devais partir en Inde pour un lancement presse. Je n’ai jamais retrouvé mon passeport. Ni mon cahier. J’ai du annuler mon voyage alors que tout le monde m’attendait. J’ai passé la soirée à pleurer, honteuse et en colère contre moi. Quelques semaines plus tard, je me suis rendue compte qu’en plus du passeport, toutes mes notes s’étaient évaporées entre Nice et Orly. J’avais tellement honte que je n’ai pas osé appeler l’équipe de presse d’Hermès pour l’informer que tout était à refaire. Les mois ont passé et puis un soir, lors du lancement du sublime parfum Cuir d’Ange (l’une de mes Hermessences préférées) dans la maison de Jean Giono, j’ai raconté mon histoire à Jean-Claude. Il a ri et m’a chuchoté : « Reviens me voir à Cabris et on fera comme si je répondais à tes questions pour la première fois ».

Photographie Lili Barbery-Coulon. Le bureau de Jean-Claude Ellena en janvier 2014

Il y a quelques semaines, Jean-Claude a présenté à la presse sa toute dernière Hermessence à la Manufacture de Sèvres : Muguet Porcelaine (que je vous invite vivement à aller sentir). Le lendemain matin, nous nous sommes retrouvés pour finir la conversation que nous avions amorcée deux ans plus tôt. Je me sens particulièrement chanceuse de la confiance qu’il me fait depuis mes toutes premières interviews et je suis heureuse d’enfin pouvoir partager cet échange avec vous (avec des photos qui datent un peu mais tant pis, elles ont le mérite d’être sincères). Ce parfumeur qui dirige la création des parfums Hermès depuis 2004 est aujourd’hui Conseiller auprès de la Direction Générale d’Hermès Parfums. C’est le parfumeur Christine Nagel qui va prolonger le travail entamé par Jean-Claude en prenant les rênes de la composition. Dans le milieu de la parfumerie, Jean-Claude Ellena divise autant qu’il aimante l’attention. Certains le trouvent insupportable parce qu’il semble toujours vouloir donner des leçons. D’autres, comme moi, entrent en religion à son contact. Il a créé une quantité phénoménale de parfums mythiques. First de Van Cleef & Arpels, c’était lui. L’Eau de Campagne de Sisley que j’adore, encore lui. L’Eau au Thé Vert de Bulgari, Bigarade Concentrée des Editions de Parfums Frédéric Malle et des chefs d’œuvre olfactifs ahurissants de beauté comme Déclaration de Cartier, Terre d’Hermès, L’Eau de Narcisse Bleu ou l’Eau de Gentiane Blanche, toujours lui. Les mauvaises langues disent qu’il réplique indéfiniment ses formules en les modifiant légèrement. Il vous suffira d’aller sentir les parfums que je viens de citer pour que vous fassiez l’expérience inverse. Vous reconnaitrez néanmoins une signature qui murmure plus qu’elle ne crie. Une élégance altière qui refuse de dévorer l’espace de l’autre. Un style que j’identifie immédiatement dans la rue.

Photographie Lili Barbery-Coulon. La palette réduite de Jean-Claude Ellena

Te souviens-tu d’un déclic olfactif lorsque tu étais enfant ?
Jean-Claude Ellen
a : Non. Je ne rêvais pas de devenir parfumeur. D’ailleurs, encore aujourd’hui, je me dis que je pourrais faire autre chose.

Mais alors comment es-tu devenu parfumeur ?
Jean-Claude Ellena : Mon père et ma mère étaient désespérés par mon niveau scolaire. Je venais de passer mon Certificat d’Etudes et j’étais le vilain petit canard de la famille. Toujours « le mauvais ». Je ne satisfaisais visiblement pas leurs attentes. Mon père, qui était parfumeur chez Givaudan, m’a trouvé une place d’ouvrier à l’usine Antoine Chiris. La société de parfums comptait quatre cent ouvriers et elle était le premier fournisseur des parfums de François Coty. Elle a disparu depuis mais à l’époque elle était très importante. Là-bas, j’ai appris à analyser les produits, à évaluer leur qualité, j’ai appris à peser, à nettoyer les alambics. Il fallait se mettre en maillot de bain pour entrer à l’intérieur des contenants gigantesques. Je faisais les trois huit et j’étais très heureux. J’y ai passé trois ans, j’ai fait mon service militaire et je me suis mariée à 19 ans avec mon épouse, Susannah, qui est irlandaise. On voulait tous les deux fuir notre famille, construire quelque chose ailleurs. A part.

Photographie Lili Barbery-Coulon. Quelques livres derrière son bureau

Ca n’a pas suffit à faire de toi un parfumeur. Où t’es tu formé à la composition ?
Jean-Claude Ellena
 : A la même époque, la société de parfums Givaudan ouvrait une école de parfumerie à Genève. Alors, me voilà parti en Suisse avec ma femme et notre premier enfant Céline. J’étais le premier élève à entrer dans cette école. Mon professeur de l’époque était laid, il sentait mauvais et je n’aimais pas beaucoup être avec lui. Je me souviens qu’un jour, on nous avait demandé de composer une jacinthe. Il avait donné des pots de jacinthe à chaque élève. J’avais remarqué que cette fleur sentait un peu le jasmin alors j’ai peint tous les pétales avec un pinceau trempé dans le jasmin. Je n’arrêtais pas de faire des conneries. Je me souviens des batailles d’eau dans les laboratoires… Dans cette école, on m’a enseigné les matières premières, les classifications, les accords… Mais je n’y suis pas resté longtemps. Je suis allé voir le chef parfumeur de Givaudan et je lui ai dit que je ne voulais pas de cette formation. Un jour, il m’a donné un échantillon d’une formule horrible à reproduire. Je l’ai fait et je lui ai donné. Quelques mois plus tard, il m’a proposé de le rejoindre. Je vais ainsi passer huit ans à Genève. Je suis affecté au laboratoire de recherche et mon travail consiste alors à repérer les nouvelles molécules intéressantes que les chimistes inventent pour la parfumerie. Parallèlement, j’ai commencé à recevoir des briefs (NDLR : un brief est une commande dans le jargon des parfumeurs) pour des shampooings, des savons. Pour parfaire ma formation, on m’a demandé d’aller aux Etats-Unis. Je me suis expatrié en 1973 avec ma femme et mes deux enfants. Je ne parlais pas anglais. Ma femme était évidemment bilingue et j’allais découvrir un monde différent. En Suisse, j’étais cocooné. Mais aux Etats-Unis, j’étais laissé à moi même. Ce séjour m’a permis d’apprendre l’anglais en trois mois sans cours. Et puis on m’a renvoyé en France et à mon retour, je n’ai pas arrêté de signer des parfums. Je gagnais tout. J’étais jeune et ambitieux. C’est l’époque où je crée First pour Van Cleef and Arpels, L’Eau de Campagne de Sisley…

Photographie Lili Barbery-Coulon

A quel moment élabores-tu ton « manifeste » de la parfumerie ?
Jean-Claude Ellena
 : A Genève, j’avais deux amis avec qui on avait commencé à réfléchir à la parfumerie de demain : Lucien Ferrero et Jean-Claude Gigodot (qui finiront par monter ensemble une société de parfumerie). Notre idée était de proposer une création en équipe, des formules ouvertes autour desquelles ont pourrait échanger. Et puis on voulait réduire notre palette à quatre cent matières premières.

Pour quelle raison ?
Jean-Claude Ellena : C’était une démarche esthétique qui nous permettait d’être dans la maitrise de ce que nous faisions. L’expérience nous avait montré que plus les formules sont complexes, moins on sait où l’on va. Et puis on voulait aussi être des « parfumeurs vendeurs » pour présenter nos formules et défendre nos idées nous-mêmes. C’était alors très novateur car les nez n’avaient aucune relation avec les clients.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Et qu’est-ce que vous avez fait de cette « charte » ?
Jean-Claude Ellena : On a commencé à en parler et tout le monde nous a dit de « redescendre ». Mais on n’a pas abandonné. On était d’anciens soixante-huitards et on avait gardé l’esprit contestataire. On a fait un joli dossier en présentant chaque partie mais la réponse fut terrible : « Les idées viennent d’en haut et pas d’en bas, rentrez chez vous ». Tout en étant chez Givaudan, on est allé toquer aux portes, on a tenté de proposer notre façon de travailler à plein de maisons. On n’avait pas conscience qu’on ne pouvait pas se permettre d’aller voir la concurrence avec ce projet qui n’intéressait personne. Jusqu’au jour où Lucien Ferrero découvre une annonce locale qui dit que Lautier, une société de parfums qui dépendait de Rhône-Poulenc, cherche un parfumeur. On est allé les rencontrer tous les trois. Ils nous ont écouté mais ils n’avaient pas les moyens d’embaucher le trio. Alors on a accepté de baisser nos salaires parce que c’était « trois ou rien ».

Photographie Lili Barbery-Coulon. La collection de grenouilles de Jean-Claude Ellena

Donc vous avez quitté une maison à succès où tu signais déjà des grands parfums pour une petite société qu’on disait dans le rouge ?
Jean-Claude Ellena : Oui ! Quand on arrive chez Lautier, c’est d’ailleurs la grande claque ! On se retrouve dans une société vétuste dont l’état correspond aux années 1950. Il fallait voir la salle des mélanges : il y avait des boites de conserves avec des manches en fil de fer et en bambou qui servaient d’instruments de mesure ! Il n’y avait pas de laboratoire digne de ce nom. On se retrouve à tout réinventer. Je crée un jardin extérieur sur le toit et dans le laboratoire, je propose d’installer l’orgue de parfumerie en forme de croix parce que je voulais que les quatre assistantes puissent se parler en même temps qu’elles pesaient les ingrédients. J’avais poussé l’idée de la transparence jusqu’au choix des matériaux pour nos bureaux : une simple plaque de verre sur deux tréteaux. Pas de tiroir caché. Quand les briefs arrivaient, on ne faisait pas de compétition entre nous. On mettait notre intelligence au service du groupe, et si on gagnait, c’était ensemble. Le directeur qui venait d’être nommé était aussi jeune que nous, à peine six ans de plus. Il était dynamique et fonceur et il nous a fait confiance. On a signé les premières Eaux Jeunes, les premiers parfums chez Yves Rocher. Mais les choses ont mal tourné lorsque la société a été rachetée par l’entreprise américaine Florasynth (qui deviendra plus tard Symrise). Les nouveaux dirigeants ne voyaient pas d’un bon œil notre façon de travailler. J’ai été visé le premier parce qu’on considérait que j’étais « le théoricien. Le plus dangereux. Le communiste de la parfumerie. » Et je me suis fait virer en 1986.

Photographie Lili Barbery-Coulon. Sur le bureau de Jean-Claude Ellena en janvier 2014

Comment réagis-tu ?
Jean-Claude Ellena : Lorsque je prends des gifles, ça me motive encore plus pour combattre. J’avais gardé de bonnes relations avec Givaudan. Ils n’avaient pas aimé que je parte et on me confie alors la direction de la parfumerie à Paris. Je quitte donc la côte d’Azur pour la capitale. Mes deux amis suivront et monteront leur propre société de création de parfums. C’est une époque difficile pour moi car Givaudan est en pleine fusion avec Roure (NDLR : une autre grande société de parfums). C’est toujours très angoissant ce genre de situation. Il faut rassurer à droite, tout le monde craint pour son poste… C’est aussi à cette époque que je crée L’Eau Parfumée au Thé Vert de Bulgari.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Il me semble que ce parfum signe le début d’une nouvelle ère dans ta façon de composer, je me trompe ?
Jean-Claude Ellena : Oui, c’est vrai. Ce parfum va me changer, il me fait basculer dans autre chose. First de Van Cleef and Arpels correspondait au dogme de la parfumerie classique. Tout était dedans. J’étais un jeune parfumeur qui ne faisait que reprendre des dogmes. Avec le thé vert, je deviens moi même. J’invente tout. Jusqu’au nom.

C’est la consécration ?
Jean-Claude Ellena : Professionnellement, pas vraiment. Ma formule inspire de nombreuses copies, ce qui m’exaspère et je m’ennuie chez Roure. C’est à ce moment-là que je commence à écrire sur le parfum. La société Haarmann et Reimer cherche alors un chef parfumeur pour un contrat de trois ans à New York. Je repars aux Etats-Unis et au cours de ces trois années, je ne vais rien signer. C’est une période très difficile. Je rentre ensuite à Paris et je fais Déclaration de Cartier pour Véronique Gautier (NDLR : Véronique Gautier dirigeait à l’époque la création des parfums Cartier, elle est aujourd’hui à la tête de la marque Armani beauty qui comprend le maquillage, le soin et les parfums). On ne se connaissait pas et je viens lui présenter une autre histoire de thé. Cette fois, un thé fumé. Mon essai s’appelait souchong. Un masculin très épicé. Avec Véronique, on s’entend bien. Elle flashe sur l’odeur et je la supplie de ne pas la tester car je sais que si on la teste sur les consommateurs, je vais me prendre une gamelle. Véronique a tout de même conduit le test et elle m’a dit : « On a testé et tu as perdu. » J’étais très déçu. Et elle a ajouté « Mais c’est quand même ton parfum qu’on a choisi ». J’étais fou de joie, je suis passé par dessus son bureau pour l’embrasser. On est alors en 1998.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Tu n’as jamais perdu confiance ?
Jean-Claude Ellena : Non. Jamais. J’ai une drôle de manière de fonctionner. Quand ça va pas, je fais le dos rond. Le parfum m’a permis de me construire. Et puis je me suis construit grâce à ma femme qui croyait énormément en moi. Il y a des gens qui me perçoivent comme quelqu’un de prétentieux. Ils me connaissent mal. Je cherche juste à échanger des idées pour faire évoluer la parfumerie.

Après Déclaration de Cartier, tu vas signer beaucoup de parfums pour des marques « de niche », c’est bien ça ?
Jean-Claude Ellena : Je me suis toujours intéressé aux parfumeurs de niche. Lucien Ferrero était un copain de Jean Laporte (NDLR : Fondateur de la marque L’Artisan Parfumeur puis de Maître Parfumeur et Gantier). Il habitait une grande maison à la campagne. C’était un excellent cuisiner et c’était toujours un plaisir de le voir et de parler de parfum avec lui. Un jour où il pleuvait, on a pris les bottes et un ciré pour se promener dans son jardin qui disposait d’une collection extraordinaire de dahlias. En passant près des grandes tiges d’angélique, je me suis mis à sentir, j’ai pris mon carnet et j’ai noté ce que cela m’évoquait. C’est comme ça que j’ai créé Angéliques Sous La Pluie pour Frédéric Malle. Un parfum qui n’a rien à voir avec Angélique Marquise des Anges comme le croient certains clients (rires). C’est aussi à cette époque que je compose pour The Different Company. C’est formidable parce qu’il n’y a pas encore de « marché » à satisfaire, on peut tout inventer librement.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Mais alors, comment entres tu chez Hermès ?

Jean-Claude Ellena : A peu près à cette période, en 2002 ou en 2003, Véronique Gautier quitte Cartier pour Hermès. La maison veut un parfum pour célébrer le thème de l’année, la méditerranée, et Véronique me demande de rencontrer Leïla Menchari (NDLR : la célèbre créatrice des vitrines de la boutique Hermès, 24 faubourg Saint Honoré à Paris) qui possède un jardin merveilleux en Tunisie. J’étais très anxieux, je suis allé manger du chocolat chez Ladurée avant de la rencontrer (rires). On était comme deux chats qui se méfient l’un de l’autre, qui se regardent et s’évitent. Quelques jours plus tard, je me suis retrouvé dans son jardin et j’ai présenté un essai trois semaines plus tard. Je l’ai retravaillé, j’ai adouci, lissé les contours et lorsqu’elle l’a senti, Leïla a dit : « C’est mon jardin ! ». C’est ainsi qu’est né Un Jardin en Méditerranée (2003). Depuis, Leïla est toujours la première personne à qui j’envoie mes essais. Elle n’hésite pas à me donner son avis avec franchise et se plaint parfois en me reprochant : « Tu l’as fait trop commercial » (rires).

C’est ce parfum qui décide la marque Hermès à t’embaucher en tant que « parfumeur maison » ?
Jean-Claude Ellena : En fait, on va passer une année à discuter avec Véronique Gaultier et Stéphane Wargnier (NDLR : alors chez Hermès). Pas pour savoir s’il faut m’embaucher. Mais plutôt pour comprendre ce que pourrait devenir la parfumerie Hermès avec un créateur maison. Ca m’a permis de dire clairement ce que je voulais. Et j’ai fait jurer Véronique qu’il n’y aurait pas de test de marché.

Tu ne vas pas me dire que vous ne testez rien, j’ai du mal à te croire. Terre d’Hermès, vous ne l’avez pas testée ?
Jean-Claude Ellena : J’ai toujours dit que si on testait, je donnerais ma démission sur le champ. Et c’est toujours la ligne directrice aujourd’hui.

Photographie Lili Barbery-Coulon. La partie salon du bureau de Cabris en janvier 2014

Tu sens lorsqu’un de tes parfums va marcher ?
Jean-Claude Ellena : Non. Personne n’a la recette du succès. J’ai des convictions mais c’est le public qui décide. Je ne sais pas ce qui va fonctionner mais je sais si j’ai bien travaillé, si je suis allé au bout d’une idée. Et puis, je crois que la prochaine création est toujours la prolongation de la précédente. Chacun de mes parfums s’inscrit dans la continuité d’une même pensée. Une pensée en mouvement, avec des choses plus intéressantes que d’autres. Hier, pendant le lancement presse de Muguet Porcelaine, j’ai évoqué la « nudité radieuse ». La nudité m’intéresse terriblement. Pas dans le sens : il n’y a rien à voir. Au contraire : il y a tout à voir. Je suis obsédé par l’expression de la simplicité.

Photographie Lili Barbery-Coulon. La deuxième partie de l’atelier de création à Cabris où l’équipe de création peut recevoir des journalistes ou des visiteurs privilégiés.

La première fois que je suis venue te voir à Cabris dans ton laboratoire, il y a neuf ans, j’avais été frappée par l’exercice que tu m’avais proposé : réduire tous les parfums mythiques à trois ingrédients. On avait joué avec les matières premières et avec du jasmin, de la rose et des aldéhydes, le N°5 de Chanel apparaissait. De la bergamote, de la vanilline et du castoréum et Shalimar de Guerlain entrait dans la pièce. Tu as beaucoup écrit à ce sujet, notamment dans ton Journal d’Un Parfumeur (Editions Sabine Wespieser). Tu peux me raconter pourquoi c’est si important de savoir faire ça ?
Jean-Claude Ellena : Lorsqu’on crée, on doit avancer en conscience. Si on fait référence à une formule que tout le monde connaît, il faut le faire consciemment. Lorsqu’on réduit les parfums mythiques à trois produits, on sait que si on les utilise, on risque d’évoquer le passé. Ca ne veut pas dire qu’on ne doit pas se l’autoriser. Mais il ne faut pas s’en rendre compte par surprise. Au début de chacune de mes histoires, j’utilise cinq ou six produits. Pas plus. Par moments, il y a des dérapages, j’oublie mon fil conducteur, je ne sais plus ce que je veux dire. Alors je reviens à ces cinq ou six produits et je me pose la question : qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’est ce que tu veux que ça sente ? La plupart du temps, c’est flou. Et puis, d’un seul coup, tout se précise. C’est alors que nait une formule.

Photographie Lili Barbery-Coulon