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Mangez, buvez, militez!

photographie lili barbery-coulon

J’ai rencontré Camille Labro lorsque je suis entrée à M le magazine du Monde. Je connaissais sa signature – elle écrit depuis de nombreuses années sur le sujet et vous avez peut-être lu certains de ses livres, son blog, ou vu ses documentaires pour Arte. J’ai tout de suite aimé son sens de l’engagement. Elle n’a rien du critique gastronomique qui se vante d’être allé chez les plus grands. Ce qui intéresse Camille, c’est ce qui se joue dans l’assiette. Autour de l’assiette. Ce qu’elle raconte de notre époque, de nos failles, de nos espoirs, des gens qui la font, de ceux qui font pousser les aliments, du sens qu’on veut donner à sa vie… Avec elle, manger devient un acte militant. Si vous avez l’habitude de me lire, vous savez combien ces sujets m’interrogent et me passionnent. Combien je chemine sur cette voie du mieux être et du mieux manger. Or, Camille vient de signer un livre remarquable – Fourche et Fourchette (Editions Tana) – qui tisse justement ce lien entre ce qui vient de la terre et ce qu’on met à l’intérieur de son corps. Pendant des semaines, elle est partie avec la photographe Juliette Ranck à la rencontre de producteurs passionnés pour comprendre comment ils travaillent et elle leur a demandé de livrer leurs meilleures recettes. Pas des menus compliqués de grands chefs dont on n’arrive jamais à trouver la liste des ingrédients. Juste du bon sens dans la cuisine, quelques épices et beaucoup de cœur. Car, qui peut mieux que celui qui a vu naitre ses carottes sait comment les faire chanter sur le palais ? Interview avec l’auteur d’un livre qui, en plus de nous donner des idées dans la cuisine, fait du bien et redonne espoir en l’humain. Ça n’est pas rien.

Photographie LILI BARBERY-COULON

Qu’est ce qui t’a donné envie de faire ce livre ?
Camille Labro 
: J’ai toujours adoré manger, cuisiner et c’est pour ça que je suis journaliste culinaire. Mais, il y a un moment où on est obligé de dépasser l’assiette. On ne peut pas se contenter du contenu sans aller voir d’où viennent les choses que l’on mange. En amont et en aval (je pense notamment au recyclage, aux suites de ce que l’on mange). Dès qu’on commence à aborder ces questions, on touche au climat, à l’environnement et on retombe toujours sur l’humain. Et puis, je rêvais depuis longtemps de pouvoir faire la tournée des campagnes, de passer du temps avec ces producteurs qui mettent tellement de cœur et d’effort dans ce qu’ils font. Ils n’ont pas choisi une vie facile. Qu’ils fassent pousser des plantes ou qu’ils élèvent des animaux, ils nourrissent leur travail d’un amour hallucinant, d’un soin, d’une attention sincère. Evidemment, il n’était pas question pour moi de tomber dans le gadget marketing de la photo du producteur placardé sur un emballage en supermarché. Je voulais parler de ceux qui se battent pour le plaisir et pour le goût.

Comment t’es venue cette passion pour la nourriture ?
Camille Labro
 : Ma mère est une formidable cuisinière. J’ai grandi à Vence où elle m’a toujours emmenée au marché avec elle. Quand je retourne là-bas, je retrouve avec plaisir les gens qui faisaient le chèvre de mon enfance ou les légumes avec lesquels j’ai été élevée. Et puis, elle m’a beaucoup fait cuisiner avec elle. Dans ma vingtaine cependant, je me suis mise à bouffer n’importe comment. Je me moquais de la source du produit, je ne me posais pas ce genre de questions. Je me suis installée à New York pendant dix ans au moment où les green markets commençaient à se multiplier. Ca me plaisait mais la prise de conscience est venue au moment où j’ai commencé à nourrir mes propres enfants. D’un coup, on regarde les étiquettes, on se met à faire ses purées soi-même parce qu’on n’a pas envie de mettre dans leur corps des ingrédients qu’on ne comprend pas. On se met à acheter bio pour eux et puis au bout de quelques mois, on mange tous pareil parce que ça paraît plus simple et plus sensé. On a traversé des crises sanitaires qui nous ont fait perdre confiance dans nos assiettes. Cette perte de confiance était nécessaire pour réagir. Et je suis convaincue que la solution pour apaiser nos angoisses est de réduire les circuits entre celui qui produit et celui qui mange. Quand on peut nommer la personne qui s’est occupé de ses vaches avec amour et qui leur a offert une vie formidable au grand air, on peut assumer de manger cette viande avec plaisir. Et c’est de ça dont tu as fait l’expérience chez Olivier Roellinger. Il peut te parler de chaque personne qui a fait grandir les produits qu’il met dans ses assiettes. Ca change tout.

Du coup, tu es devenue assez extrémiste dans tes choix ?
Camille Labro
 : Oui, je l’admets. Il m’est devenu impossible de manger une pizza de base. Si je décide d’en manger une, je vais chez Pink Flamingo. L’autre jour, au cinéma, j’ai mangé des bonbons dégueulasses et j’ai eu l’impression de m’empoisonner. Je n’achète rien de frais dans un supermarché par exemple. Je vais au marché Bastille ou Aligre chaque semaine, je me fournis en fruits, légumes et laitages dans des petites épiceries de mon quartier (Le Zingam, POS, les Poireaux de Marguerite, La Petite Cagette) qui travaillent en direct avec des producteurs, et je complète occasionnellement avec une chaine bio (Biocoop de préférence).

Mais tout le monde n’a pas les moyens de s’alimenter aussi vertueusement ?
Camille Labro : Alors justement, ça fait un et demi que je garde toutes mes notes de caisse pour essayer de démontrer le contraire. Nous sommes cinq à la maison et ma moyenne de dépenses domestiques (sans le vin) est de 700 euros pour cinq et par mois, soit 140€ par personne. Pour y arriver, il n’y a pas de secret : je cuisine quotidiennement, j’achète très peu de viande ou de poisson (on en mange une fois par semaine), j’achète en petites quantités pour ne pas gaspiller. Acheter deux tranches de jambon délicieux chez son boucher ne revient pas plus cher qu’acheter un paquet de 6 tranches dans un supermarché qu’on va finir par jeter car elles auront séché dans le frigo. Le bio ne coûte pas plus cher, il faut juste savoir où s’approvisionner.

Justement, où et comment fais tu tes courses ?
Camille Labro 
: Déjà, je suis le rythme des saisons. Je suis étonnée qu’il y ait encore autant de chefs qui proposent à leur table des produits hors saison qui ont poussé à l’autre bout du monde. Il y a heureusement un courant fort de restaurants, comme le Septime, qui ne cuisinent qu’avec des ingrédients de saison. Pour savoir ce qu’on achète, il faut discuter avec les vendeurs au marché et ainsi renouveler le lien social, ce qui paraît compliqué au supermarché avec une caissière qui doit aller le plus vite possible. Il faut oser demander d’où le produit vient, le nom de l’éleveur à son boucher. Il ne connaitra peut-être pas son nom mais s’il sait dire la région, c’est déjà un bon signe. Pour le poisson, c’est très difficile quand on est loin de la mer. Mais il y a des sites géniaux qui sont en train de se développer comme Poiscaille ou O Poisson, on peut commander puis congeler sous forme de filets afin de les ressortir facilement quand on en a besoin. Au niveau emballage, ce n’est pas top car on reçoit un pain de glace emballé dans un morceau de polystyrène. Mais le poisson est vraiment bon. Au marché, c’est facile de reconnaître les maraichers. Regardez l’état du stand : si c’est un peu le foutoir, qu’il y a de la terre sur les légumes et pas de papier au fond des cagettes, il y a de grandes chances pour qu’il s’agisse d’un vrai maraicher. Moi je suis maniaque au point de soulever les cagettes pour regarder s’il y a une étiquette de Rungis. Ce qui ne signifie pas que les revendeurs soient tous mauvais : il y a des revendeurs de Rungis qui sélectionnent des produits formidables et peuvent en parler avec passion. Et puis, il ne faut pas forcément être obsédé par le label bio. Mon maraicher n’a pas de label car il ne pourrait plus avoir de volailles dans sa ferme et il se ferait constamment embêté par les inspecteurs. Néanmoins il ne met aucun pesticide sur ses légumes. Il me le dit. Et je le crois. C’est ce lien de confiance qu’on doit rétablir.

Ca prend du temps de cuisiner au quotidien, on en manque bien souvent, de temps et d’idées…
Camille Labro : Je passe trente à quarante minutes dans la cuisine le soir, pas plus. Je ne fais rien de compliqué en semaine. Certains soirs, je prépare des pâtes avec des légumes quelques copeaux de jambon, un fruit en guise de dessert, des concombres à la crème, un avocat avec du citron… C’est le marché qui m’inspire et me donne envie de cuisiner et j’ai besoin de légumes pour avoir des idées. Je les soigne, je les emballe dans des sacs de papier sans les laver avant de les ranger pour les conserver plus longtemps. J’ai aussi toujours un placard rempli de plusieurs sortes d’huiles, de super bons vinaigres… On n’a pas besoin de se lancer dans des recettes sophistiquées pour bien nourrir sa famille.

Photographie Lili Barbery-Coulon du livre Fourche et Fourchette de Camille Labro

Parle moi des producteurs que tu as rencontrés grâce à ce livre, j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de néo-ruraux ?
Camille Labro : Je dirais qu’il y a deux types de fermiers dans cet ouvrage. Les néo-ruraux bien sûr, de plus en plus nombreux, qui ont quitté des vies de bureau en ville pour se consacrer à la terre comme Marie Brouard qui était attachée de presse pour un théâtre avant de se lancer dans des études horticoles et de cultiver des légumes bio en Seine et Marne. Il y a aussi Linda Bedouet et Edouard Stalin à la Mare des Rufaux dans l’Eure qui ont abandonné leur vie d’avant pour la ferme. Parallèlement aux néo-ruraux, il y aussi un groupe de cultivateurs qui sont nés dans des familles agricoles et qui ont fuit le schéma familial pour faire des études puis qui reviennent finalement à la terre. Je pense à Wilfried Léger dit Willow dans la Manche. Il a vu ses parents faire de l’élevage de cochons et s’en est éloigné pour devenir végétarien pendant de nombreuses années. Mais il a finalement décidé de se mettre à son tour à l’élevage de cochons en faisant exactement l’inverse de ses parents : un élevage à toute petite échelle, bio bien évidemment. Il a très peu de truies et produit quelques dizaines de cochons par an. Il faut imaginer aujourd’hui le désespoir des agriculteurs qui ne gagnent rien et s’empoisonnent avec des pesticides parfois même sans le savoir. Le pourcentage de suicide dans ces milieux est délirant. Or, ce qui distingue les producteurs dont je parle dans le livre des agriculteurs en dépression, c’est qu’ils ont choisi la vie qu’ils mènent. Ils ne la subissent pas. Ils bossent comme des chiens du matin au soir et gagnent peu. Mais ils prennent du plaisir et le font avec passion. Il y a un autre critère qui les rassemble : l’éducation.

Dans ton livre, il y a aussi de nombreuses recettes de cuisine élaborées par ces paysans qui n’ont pas la prétention d’être des chefs. Pourquoi ?
Camille Labro : Je ne voulais pas de recettes compliquées. Ils étaient tous anxieux lorsque je leur ai demandé de cuisiner leurs produits. Et ils m’ont épatée. La recette des blettes de Norbert Nicolet et Marie-Lou Thiebault est dingue : un peu de l’huile de coco, des graines de coriandre, du thym frais et de l’ail et je te jure que tu ne voudras plus jamais arrêter de manger des blettes de ta vie ! Instinctivement, les gens qui ont vu naitre leurs produits savent comment les cuisiner.

Ce livre, malgré cette époque pourrie où les dirigeants politiques de toutes les grandes puissances, semblent se moquer allègrement de l’évolution du climat et de la préservation de notre planète, donne beaucoup d’espoir. Ca fait du bien, non ?
Camille Labro : Oui, il y a des ponts entre le film Demain de Cyril Dion (qui signe d’ailleurs la préface du livre) et Fourche et Fourchette car nous avons un but commun : montrer des actions positives et concrètes. On vit dans un monde désespéré. On a des crétins à la tête de nos pays qui ne se soucient absolument pas de l’agriculture durable. MAIS, plutôt que de mettre en avant les discours dépressifs et anxiogènes, je veux parler de ceux qui changent les choses. Or le premier pivot de ce changement, c’est l’assiette. Il peut nous permettre de renouer, d’avoir du plaisir, d’en donner aux autres et de mener de grandes actions politiques.

Camille Labro par Gary Paxton

Merci Camille pour cet entretien qui me booste et me donne envie d’inviter mes copains à déguster ces produits cultivés par des passionnés qui n’ont qu’une mission : redonner du sens à leurs vies. Et donc aux nôtres… Fourche et Fourchette est vendu 29.95€ et devrait être remboursé par la sécu tant il donne envie de vivre et de prendre soin de soi

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