Comment je me suis disputée avec mon corps
photographie lili barbery-coulon

Comment je me suis disputée avec mon corps

Comment je me suis disputée avec mon corps

Fin décembre 2015, j’ai lu un article très intéressant de Camille Emmanuelle sur la question de la sexualité post attentats. La compagne du dessinateur Luz, épargné par miracle en janvier 2015, interrogeait alors la manière dont les événements avaient atteint notre intimité. Hier, je racontais en plaisantant à des amies que non seulement ces attentats restaient une plaie ouverte où viennent se nicher des tas de saloperies comme le chagrin, la peur et l’incertitude en l’avenir mais qu’en plus ils avaient retapissé mon cul de quelques kilos supplémentaires. Je ne sais pas comment vous faites avec votre assiette depuis le 13 novembre mais j’ai développé un reflexe de survie, une pensée furtive et très puissante, un genre de signal d’alarme qui crie « puisque c’est peut-être le dernier jour de ta vie, n’hésite pas, mange-le ce délicieux gâteau plein de sucre, profite ! ». Ben, j’ai bien profité ces derniers temps… je me suis lâchée sur le gluten (les maux de tête et les problèmes de digestion sont revenus du coup, yeah !), j’ai desserré tous les élastiques que je cadenasse à longueur d’année (jamais de dessert au déjeuner, attention au sucre et au gras, toujours prévoir des fruits et des légumes à proximité), j’ai même laissé tomber mon rendez-vous #pimpmyfruits du matin pour avaler une tartine sans saveur en absorbant la timeline d’Instagram… Ce n’est pas la première fois qu’un événement tragique modifie mon rapport à l’alimentation. C’est l’histoire de ma vie d’adulte. Et en discutant avec les femmes qui m’entourent, je me rends compte que c’est l’histoire de la vie de bon nombre d’entre nous. A des degrés plus ou moins grands bien sûr. Une alternance entre des phases de contrôle alimentaire (même s’il ne s’agit pas officiellement de régime) et un lâchage total (qui peut malheureusement aller chez certaines jusqu’à des crises de boulimie). Il suffit d’un élément déclencheur, une dispute majeure avec quelqu’un qu’on aime, une grosse contrariété dans le boulot, un deuil ou un ami qui tombe malade et patatras : tous les échafaudages de sagesse nutritionnelle s’écroulent. La phase qui suit peut durer quelques jours chez les plus minces. Quelques mois pour les plus rondes. Elle est euphorisante au début parce qu’on ne prend pas du poids immédiatement et qu’on ne récolte pas tout de suite les effets kiss cool (trop de sucre = teint pourri et rides supplémentaires, trop d’excès en tout genre = une mauvaise estime de soi à moyen terme). Mais très vite, le cercle infernal se met en place – et je précise que ça n’a rien à voir avec le nombre de kilos pris, car ça arrive aussi à des sylphides : les pensées négatives se bousculent chaque matin au moment de s’habiller, on se sent grosse et moche, du coup on se dit qu’on n’a vraiment aucune volonté, qu’on est nulle et qu’il est vraiment temps de faire quelque chose. Mais avec un mental aussi malveillant pour soi-même, on n’arrive à rien et surtout pas à résister à la prochaine tentation. Et puis, finalement, un jour, on atteint un seuil. Le chiffre sur la balance est insupportable. Le bouton du jean est si serré que même une fois déshabillé, les coutures du pantalon restent imprimées dans la chair. Et il y a cette fameuse photo de vous qu’un pote vous envoie en guise de souvenir d’une fête mémorable. Ce soir-là, vous vous trouviez bombesque et vous découvrez pourtant une photo qui n’a aucun rapport avec ce que vous imaginez de vous. Le décalage entre l’image que vous rêvez de vous-même et la réalité est si abrupt que vous décidez de tenter une nouvelle méthode d’amaigrissement. Galvanisée par l’énergie et les résultats obtenus, votre volonté grandit chaque jour et vous avez l’impression que plus rien ne pourra ébranler votre capacité à contrôler votre alimentation et donc votre poids. Et puis, bim bam boum, le cycle recommence.

Photographie Lili Barbery-Coulon.
La pavlova que je me suis envoyée hier midi à l’hôtel Costes en déjeunant avec une créature splendide qui s’est contentée de fraises, nettement plus raisonnables…

Evidemment, je connais des femmes – peu – qui n’ont pas ce rapport à l’alimentation. Elles mangent librement, ne se fient qu’à leur sensation et leurs envies. Quand elles n’ont plus faim, elles s’arrêtent de manger. Si elles ont fait un trop gros repas le midi, elles peuvent sauter le diner. Pas parce que leur cerveau suggère que c’est ce qu’il faudrait faire. Mais juste parce que leur corps ne peut rien avaler. Je les envie infiniment. Quel que soit leur métabolisme de base, ces filles-là ne changent pas de poids. On les jalouse parce qu’on a l’impression qu’elles se gavent sans en payer les conséquences. En fait, pas du tout. Elles mangent avec plaisir, sans jamais se contrôler. Mais elles savent parfaitement reconnaître un estomac plein. Et puis comme la nature est bien faite, quand elles n’ont pas eu l’occasion de manger de légumes pendant quelques jours, elles en ont envie en fin de semaine et se régalent autant avec une soupe qu’avec une pavlova. Ces filles-là ne sont pas des sorcières venues d’une autre planète. Elles sont juste naturellement connectées à leurs sensations.

Photographie Lili Barbery-Coulon.
Les petites gourmandises healthy mais sucrées de La Guinguette d’Angèle proposées lors d’une journée presse Lancaster 

Je n’ai pas cette chance et pourtant je n’ai pas chômé en matière d’efforts pour arriver à l’équilibre. J’ai testé un nombre incalculable de trucs. Dans le désordre : un premier régime à 16 ans (celui qui a flingué mes connexions à mes sensations et qu’on devrait interdire à toute adolescente, d’autant que je n’avais pas de problème de poids) qui consistait à dissocier protéines et féculents (la grande mode des années 1990), aux repas protéinés (quand je pense que j’ai eu un shaker slim fast, punaise…), aux formules « trois jours de soupe, trois kilos perdus », en passant par des comptages de point sans fin chez Weight Watchers et des litres de Contrex engloutis (j’ai appris plus tard que cette eau était beaucoup trop calcaire pour mes reins et qu’elle me causait des douleurs hallucinantes dans le dos), des méthodes frapadingues par des nutritionnistes hors de prix (il y aurait un bouquin à écrire sur les foutages de gueule de cette discipline tout de même !), des compléments alimentaires sensés couper la faim, des séances d’acuponcture, de la chrono-nutrition, de l’hypnose avec CD à écouter tous les soirs pour ne plus jamais avoir envie de sucre, de l’homéopathie, de la méditation qui reconnecte avec les sensations de satiété… A 25 ans, lassée par le peu d’intérêt de mon psychanalyste pour mes pulsions alimentaires, j’ai tenté une thérapie comportementale. On m’a demandé de noter tout ce que je mangeais et de poser ma fourchette entre chaque bouchée (pour ralentir la vitesse à laquelle on mange et donc s’assurer qu’on laisse au cerveau le temps de nous envoyer les signaux de satiété). Le psychiatre qui m’avait reçue à l’époque m’avait demandé « quel poids fait votre père ? » Moi : « Il est mort, je ne sais pas. Mais c’était un homme mince ». Lui : « oui mais quel poids faisait-il ? » Moi : « Et bien je vous ai répondu, il m’est difficile de vous le dire puisqu’il est mort ». Lui, visiblement ennuyé de ne pas pouvoir remplir une case du dossier me répondit : « c’est fâcheux ». Autant vous dire que la thérapie comportementale n’a rien donné. J’ai aussi lu les bouquins d’Apfeldorfer et de Zermati ainsi que le livre Manger en Pleine Conscience. J’ai accepté pendant plusieurs mois d’appliquer leur méthode à la lettre. J’ai d’abord beaucoup grossi, puis je me suis stabilisée à un poids qui ne me convenait pas du tout. J’avais découvert que je pouvais en effet manger tout ce que je voulais sans devenir obèse. Mais au bout du compte, je me trouvais immonde et pas du tout à l’aise avec ce corps trop gras. J’ai aussi testé le sport à outrance (qui ne fait pas maigrir sans un minimum d’efforts alimentaires et qui est difficilement tenable si vous voulez garder une vie sociale et une vie familiale remplie), la PBA (Psycho-Bio-Acupressure pour enlever les blocages psychologiques de manière corporelle), l’EMDR (je me disais qu’en travaillant sur les traumatismes de l’enfance, j’obtiendrai forcément une réconciliation avec mon corps) et j’en oublie. Bien sûr, à chaque tentative, j’ai appris des choses. Sur moi, sur mon corps, sur mes goûts, mes envies. Mais je ne suis toujours pas « guérie ». Là, dans pas longtemps, il va se remettre à faire beau, les étalages des marchés vont reprendre des couleurs, on va avoir envie de maillot, de douceur, de salade fraîche et de vacances. Et du coup, on va forcément s’alléger de quelques grammes de déprime hivernale. On va peut-être même tenter une nouvelle méthode avec la volonté et la conviction d’une débutante. Jusqu’à la prochaine déprime ?

Photographie Lili Barbery-Coulon. L’impression que j’ai de mon corps en ce moment (en même temps le véto m’a dit hier: mieux vaut un chat obèse heureux qu’un chat maigre malheureux. Ca marche aussi pour les humains?)

J’aimerais avoir une conclusion positive à partager avec vous. Une réponse miraculeuse qui puisse nous convaincre qu’une fin heureuse est possible. Je ne l’ai pas. Mais peut-être que vous, vous l’avez ? Peut-être que vous avez enfin trouvé ce qui vous convient et que votre poids ne bouge plus ? Si oui, comment avez-vous atteint le nirvana ? Et si, au contraire, vous ne vous sentez aucun point commun avec les dysfonctionnements alimentaires que j’ai précédemment cités ou les méthodes que j’ai tentées pour les éliminer, j’aimerais beaucoup que vous m’expliquiez quel rapport vous avez à votre corps et à votre assiette ? Avez-vous développé d’autres addictions (dixit la fille qui ne peut pas croire qu’on puisse être parfaitement libre ☺ ) ? Enfin, je m’adresse à celles qui réussissent à être sous contrôle depuis plusieurs années, sans faillir : est-ce que vous vous aimez ? Est-ce que ce contrôle modifie vos rapports avec les autres ? Est-ce qu’il vous conduit à adapter votre vie sociale (refuser un diner par exemple pour ne pas être tentée de craquer ?) ? Ces questions me passionnent, j’espère que vous oserez me répondre…

Photographie Lili Barbery-Coulon.
Un petit-déjeuner healthy, sans produits laitiers ni ajout de sucre: ma tentative du moment pour renouer avec le bon et le sain