Ma rencontre avec Grace Coddington

Ma rencontre avec Grace Coddington

Ma rencontre avec Grace Coddington

En dehors de quelques années – circa 1984-1986 – pendant lesquelles j’ai idolâtré Madonna, je n’ai jamais été groupie d’aucune célébrité. Pourtant hier, lorsqu’il a fallu que je décide comment m’habiller pour rencontrer Grace Coddington, je me suis rendue compte que je perdais à la fois mon discernement et mes moyens. Je me suis retrouvée aussi intimidée qu’une gamine devant sa chanteuse préférée. Grace Coddington n’a pourtant aucun disque à son actif. Il se peut que vous n’ayez jamais entendu son nom. Dans le milieu de la mode, elle n’est pas seulement une star. C’est une icône. Ex directrice artistique du magazine Vogue américain, vous avez sans doute aperçu sa chevelure rousse légendaire aux côtés d’Anna Wintour dans le documentaire September Issue. Ce film sorti en 2009 dévoile les coulisses de la préparation du numéro de septembre de Vogue. Le plus gros numéro de l’année. Celui qui ressemble à un annuaire tellement il est truffé de campagnes publicitaires. Si la caméra ne lâche quasiment pas Anna Wintour, la rédactrice en chef du magazine qui a inspiré le personnage du film Le Diable S’Habille En Prada, c’est Grace Coddington qui apparaît comme la véritable héroïne de ce documentaire. Si normale. Si humaine. Si extraterrestre dans ce monde où chaque personne a la parole muselée. L’attention s’est polarisée sur elle à la sortie du film, ce qui l’a beaucoup surprise et poussée à écrire son autobiographie en 2012 : Grace, A Memoir.

Grace Coddington a commencé dans la mode en tant que mannequin. Elle a même fait la couverture du Vogue Anglais dans les années 1960. Mais à 26 ans, sa vie bascule. Un accident de voiture la condamne à plusieurs opérations chirurgicales dont elle porte encore des cicatrices sur le visage. Elle met un terme à sa carrière de mannequin et commence à travailler pour le British Vogue en tant que styliste. Elle n’est plus le sujet de la photographie. Elle la crée. Grace ne va plus cesser de fabriquer des images de mode aux côtés des plus grands photographes avec un respect immense pour ses sujets et pour les créateurs. Quelques années plus tard, elle devient directrice de création du magazine Vogue US, un poste stratégique qu’elle occupera pendant vingt-huit ans. Désormais « Creative Director At Large » pour Vogue (ce qui signifie qu’elle garde un rôle important mais peut se consacrer à d’autres projets), Grace Coddington vient de lancer son premier parfum en collaboration avec la Maison Comme des Garçons. Une rose veloutée et cosmétique aux faux airs de pivoine. Une fleur qui préfère le chuchotement au cri olfactif. Si vous rêvez d’une rose avec un sillage puissant, Grace n’est pas pour vous. En revanche, si vous aimez les pétales ramassés dans le jardin et la discrétion, ce parfum devrait vous plaire.

Photographie Anna Foresman (merci Anna d’avoir pris cette photo à l’arrache)

Nous nous sommes donc retrouvées dans un hôtel parisien hier après-midi. Et je lui ai demandé de me raconter comment elle avait créé ce parfum. Grace Coddington a 75 ans. C’est une leçon d’élégance. Elle est d’une fraîcheur inimaginable. Le genre de présence qui fait du bien et donne de l’énergie. J’ai hâte de lire vos réactions à l’issue de cet échange.

Racontez-moi l’histoire de ce parfum
Grace Coddington : Tout a commencé il y a deux ans. Je réfléchissais à des choses que j’avais envie de faire en dehors de mon métier de styliste. Je savais néanmoins que lorsqu’on occupe un poste à plein temps à Vogue, on n’est pas autorisé à se lancer dans ce genre de projet. J’ai donc parlé avec ma chef, Anna (NDLR : Wintour), je lui ai expliqué que le processus de création d’un parfum est toujours long. Elle m’a permis de travailler sur la création et nous savions que le parfum ne pourrait sortir qu’au moment où j’aurais cessé d’occuper des responsabilités à plein temps au magazine.

Et concrètement, comment avez-vous choisi de collaborer avec Comme des Garçons ?
G.C : Je suis entrée en contact avec toutes les grandes marques de parfums susceptibles d’être intéressées par mon projet. Elles avaient toutes l’air enthousiasmé mais je me suis aperçue qu’il allait être très difficile de travailler avec la plupart d’entre elles. Leurs décisions sont validées par un si grand nombre de personnes qu’on ne peut pas avancer sans frustration. Je n’ai jamais été habituée à ça. Quand on travaille pour un magazine, vous avez un ou une rédactrice en chef au dessus de vous et vous pouvez lui demander son avis directement. Quand on travaille pour une personne aussi affirmée, aussi géniale qu’Anna (Wintour), on obtient tout de suite une réponse. C’est oui ou non. Elle ne dit jamais : « J’ai besoin de parler avec dix personnes pour prendre ma décision ». Du coup, j’ai appelé Adrian Joffe (NDLR : Président de la marque Comme des Garçons, il est aussi l’époux de Rei Kawakubo, la créatrice de la marque) qui est un de mes amis et que je respecte infiniment tout comme Rei. Je lui ai dit « Ca te dirait de faire un parfum avec moi ? » et il a été tellement spontané qu’on s’est aussitôt mis au travail. Notre contrat était si court, comparé aux contrats de 500 pages que les célébrités signent habituellement, que mon avocat a déclaré : « Enfin vous êtes folle de signer un contrat aussi léger ».

Ca ne vous a pas empêché de vous lancer ?
G.C : Au contraire, j’ai trouvé ça génial. Plutôt que de perdre du temps et de l’argent avec des avocats, cette simplicité nous a permis de nous mettre au travail. Ainsi, Adrian m’a mise en contact avec Christian Astuguevieille qui dirige la création de tous les parfums pour Comme des Garçons. C’était une expérience vraiment amusante. Et excitante car complètement inédite pour moi.

Ces petits dessins animés ont été réalisés avec les dessins de Grace Coddington

Comment avez-vous réussi à définir un vocabulaire commun avec le parfumeur ? C’est si difficile de parler de parfums lorsqu’on ne partage pas tous le même langage, je continue à trouver ça très compliqué quand j’écris des articles sur le sujet.
G.C : Oui c’est vrai. Cependant Christian Astuguevieille m’a facilité la tâche. Il m’a demandé de lui parler de moi. Et c’est lui qui s’est chargé de traduire mes mots en inspirations pour le parfumeur (NDLR : en l’occurrence, c’est le nez Emilie Coppermann qui a signé le jus).

Vous avez tout de suite su que vous vouliez une rose ?
G.C : Absolument. Je crois que c’est ce qui a plu à Christian. Je ne me suis jamais conduite comme une girouette qui dit un jour qu’elle veut un géranium puis le lendemain une brise marine. Je savais exactement de quoi j’avais envie. Des roses, des roses et encore des roses. Je lui ai même demandé s’il avait besoin de mettre autre chose dans le parfum et il m’a dit que c’était en effet nécessaire. Pour sélectionner les autres ingrédients, il était indispensable qu’il apprenne à me connaître. C’est lui qui décidait ce qui devait entrer dans la recette. Et j’ai l’impression qu’il a parfaitement compris mes goûts. Car au final, on n’a pas eu besoin de tant de séances pour sentir les essais formulés par le parfumeur. Christian m’a dit que, comparé à d’autres parfums, tout est allé très vite. Il m’a soumis des essais. J’ai pris le temps de les porter chacun deux ou trois jours. On dit qu’il suffit de sentir le creux de son coude pour remettre son nez à niveau entre chaque nouvelle odeur. J’étais incapable de passer rapidement d’un essai à l’autre. Parfois, je m’emmêlais entre les différents numéros. J’ai vraiment pris le temps d’évaluer toutes les formules proposées.

Il y a tellement de manières d’interpréter les roses en parfumerie. Vous souvenez-vous de la façon dont vous parliez de votre rose à Christian Astuguevieille ?
G.C : Je lui ai beaucoup parlé des roses de jardin. A un stade, il ne savait plus si j’avais envie d’une rose ou d’une pivoine (NDLR : les deux senteurs sont cousines et il est impossible de composer une senteur de pivoine sans utiliser de la rose ou une matière synthétique qui évoque la rose). Il m’a même proposé une ou deux pivoines mais à la seconde où je les ai senties, j’ai su que nous faisions fausse route et qu’il fallait retourner vers la première piste. Il a ajouté des agrumes et du bois de cashméran dont je n’avais jamais entendu parlé (NDLR : le cashméran ou « bois de cashmire » est une note de synthèse que j’ai bien du mal à décrire. C’est une note boisée chaude qui offre une grande sensualité aux formules. Il y en a une overdose dans le parfum Dans Tes Bras de Frédéric Malle).

Le résultat est très léger, très discret sur la peau…
G.C : C’était très important pour moi. Je ne voulais pas d’un parfum qui s’agrippe à la peau. Je ne supporte pas les senteurs qui vous asphyxient et vous rendent claustrophobe. Je n’aime pas quand les parfums, même les bons, prennent le dessus sur la personne. A mon sens, le parfum n’est jamais assez doux. Mais on ne peut pas vendre un produit imperceptible (rires).

Je connais quelqu’un qui, à chaque entretien d’embauche, s’arrange pour demander quel parfum la personne porte. Si la réponse l’incommode, il y a peu de chances qu’elle obtienne le job…
G.C : (Eclats de rire) J’imagine que c’est le genre de questions qu’on ne peut poser que dans l’industrie de la beauté. Aux Etats-Unis, ce recruteur pourrait être poursuivi en justice. Cependant, il y a des senteurs dont j’ai horreur. Le patchouli par exemple. Je me souviens dans les années 1960 lorsque tout le monde s’est mis à en porter. Le soir, ce parfum se mêlait aux vapeurs de cannabis qui enfumaient toutes les pièces – moi je ne fumais pas – et l’ensemble avait une odeur épouvantable.

Quel genre de parfums avez-vous porté avant de créer le votre ?
G.C : J’ai toujours aimé les parfums qui contenaient de la rose. Je pense à la Rose de Floris par exemple. J’ai eu une période où j’étais assez obsédée par les parfums de Calvin Klein. Il venait de lancer son premier parfum que j’aime beaucoup (NDLR : Je pense que Grace fait référence à Eternity sortie à la fin des années 1980 plutôt qu’à Obsession sorti avant. Eternity est un sublime parfum, soit dit-en passant). J’ai toujours aimé les parfums qui avaient une facette un peu masculine. Sans doute parce qu’ils étaient les seuls à ne pas être trop forts. Je pense notamment au N°19 de Chanel qui a un départ très vert. Et puis j’aime beaucoup la Rose Ikebana d’Hermès. De manière générale, j’aime beaucoup les parfums Hermès car ils évoquent une transparence qui me plait.

Il y a une transparence dans Grace d’ailleurs. On dirait presque une senteur cosmétique.
G.C : J’ai la peau si sensible que je ne peux pas utiliser de soins pour le visage qui comportent un parfum. Mais j’aime beaucoup les odeurs de crème. J’aime les crèmes parfumées pour les mains parce que le parfum n’envahit pas l’espace. C’est un peu comme une lingerie réconfortante. Un parfum, c’est tellement intime qu’on devrait toujours devoir se pencher dans le cou pour le découvrir.

Pouvez-vous me raconter comment vous avez élaboré le flacon ?
G.C : J’ai demandé à mon ami Fabien Baron de m’aider. C’est facile d’avoir l’idée d’un flacon. C’est beaucoup plus compliqué de la mettre au monde. J’avais besoin d’un expert à mes côtés. Il a dessiné tellement de flacons pour l’industrie du parfum… Il a été fantastique d’autant qu’on n’avait pas de budget pour travailler et il l’a fait par amour pour ce projet. Au début, je voulais un flacon parfaitement transparent. Je n’avais pas conscience de l’aspect technique de l’objet. Il m’a dit (elle l’imite en prenant un accent français hilarant) : « Ce n’est pas possible, il faut cacher le vaporisateur sous le chapeau du flacon, sinon on va voir tout le mécanisme ce sera affreux ». Du coup, il a trouvé l’idée d’ajouter de la transparence par dessus la partie métallique de la tête du chat. Il n’a pas arrêté de simplifier le flacon de manière à le rendre évident. Au début, il a cru que j’attendais de lui des formes très sophistiquées. Mais c’est parce qu’il sait dessiner des flacons épurés que je me suis adressée à lui.

Un peu comme votre style vestimentaire minimal qui est très différent des photos de mode sophistiquées qui caractérisent votre travail en tant que styliste ?
G.C : Je porte du noir pour réserver toute mon énergie à mes séries. Et puis en vieillissant et en grossissant, il vaut mieux rester simple. Je vous assure que si je portais des imprimés floraux, j’aurais l’air ridicule. Trouver son « uniforme » simplifie le quotidien. Quand j’étais plus jeune, plus mince et plus mignonne, j’adorais m’apprêter. Je portais du Saint Laurent à l’époque d’Yves, du Kenzo, Calvin Klein, Azzedine Alaia… Oui beaucoup d’Azzedine… jusqu’au jour où Michael Roberts a écrit, dans le Sunday Times, à mon sujet, sans me nommer: « Il y a certaines journalistes de mode qui portent du Azzedine et qui devraient s’en passer » et il a accompagné sa phrase d’un dessin où je me suis reconnue de dos. Avec mes cheveux, je suis très facile à croquer. Là, plantée sur de tous petits talons, j’ai vu mes cheveux en forme de triangle, une grande chemise blanche, et un énorme cul moulé dans une jupe crayon. Ca m’a beaucoup affectée (elle rit en même temps qu’elle le dit)… Et j’ai fini par maigrir.

En parlant de poids, je suis très contente des chats dodus que vous avez dessinés sur l’écrin en tissu du flacon car j’ai un chat obèse dont on se moque perpétuellement… Il va se sentir un peu moins seul.
G.C : J’adore les très gros chats. J’ai publié un livre, The Catwalk Cats, avec mes dessins de chats et les illustrations imprimées sur le pochon du flacon sont tirées de cet ouvrage. Avant de devenir tel qu’il est aujourd’hui, ce flacon est passé par plusieurs stades très félins. Heureusement, Adrian Joffe est intervenu et a enlevé les oreilles de chat sur la boite, la queue de chat au dos du flacon (rires)… J’imagine qu’il faut passer par tous ces stades pour arriver au bon résultat.

J’ai une question supplémentaire (on me fait signe que je dois libérer Grace)
G.C : Vous voulez qu’on parle de mes chats (rires) ?

(Rires) Euh non, je voulais vous demander ce que vous faites pour prendre soin de vous ?
G.C : Pas grand chose. Je porte très peu de maquillage, j’utilise un tout petit peu de fond de teint Chanel pour unifier les cicatrices de mon accident de voiture et j’aime bien appliquer du rouge à lèvres qui a du disparaître avec mon déjeuner, tout à l’heure. Pour être vraiment sincère, je ne fais pas grand chose. Je suis très mauvaise « en beauté ». Je m’occupe surtout de mes cheveux. Je serais si triste si je perdais mes cheveux… (Elle y réfléchit pendant quelques secondes)… Je crois que je porterais une perruque et que ce serait peut-être plus facile que de constamment prendre soin d’eux. Donc, je fais colorer mes cheveux toutes les deux semaines chez Louis Licari. Je suis obligée d’y aller aussi souvent pour continuer à me ressembler et à me sentir fraiche. Et mon petit-ami est Didier Malige, c’est un coiffeur français. Il réajuste ma coupe de temps en temps. Quant à ma peau, elle est tellement sensible…

Vous n’êtes pas maquillée et vous avez un teint éclatant !
G.C : C’est faux, j’ai juste un bon dermato. Ma peau ne supporte rien, je ne peux pas utiliser des soins visage qui contiennent des parfums. Je ne prends que des formules neutres et hypoallergéniques sinon je vire au rouge en quelques heures.

Et que pensez-vous de toute cette tendance des visages ultra maquillés, du contouring et des sourcils chargés ?
G.C : C’est horrible. Je rentre tout juste du British Vogue Festival qui a eu lieu à Londres ce weekend. Ils ont organisé une masterclass de maquillage avec Charlotte Tilbury et Kim Kardashian. A un stade de leur conversation, elles se sont questionnées sur le fait de montrer ou non à son mari un visage sans fard. J’étais horrifiée de penser à celles qui n’osent pas montrer leur vrai visage à leurs maris. Sans parler de l’état de leurs oreillers. Je trouve ça dégoutant. Moi je lave mon visage avec de l’eau et du savon sinon je ne me sens pas propre. J’aime beaucoup l’Antimicrobial Cleanser du Dr Orentreich qui est formidable. Je ne pourrais jamais aller me coucher sans me nettoyer le visage. Quant à mes sourcils, je n’en ai plus. Ce n’est pas vraiment ma faute, ils n’ont jamais repoussé après avoir été épilés lorsque c’était la mode dans les années 1960. Et puis j’ai une grande cicatrice sous l’un de mes sourcils donc ça les empêche de repousser dans le bon sens. J’avais des sourcils magnifiques avant ça. Je déteste le « no-eyebrow look ». Lorsque j’entends un make-up artiste qui veut décolorer les sourcils d’un mannequin sur une prise de vue, je réponds toujours: « Pas question sur mon shooting ». Certains make-up artistes aiment bien prendre le contrôle du mannequin alors que lorsque je choisis une fille, c’est parce que je l’aime telle qu’elle s’est présentée. Evidemment, il faut pouvoir camoufler un bouton, mais je n’aime pas les métamorphoses. Du coup, je suis très méfiante quand on me propose de me maquiller. Je préfère toujours le faire moi même. On me répète : « Ne t’inquiète pas, tu ne te rendras compte de rien » et c’est là qu’ils sortent des faux-cils et j’ai envie de partir en courant.

Oser garder son visage nu, de temps en temps, c’est une manière d’exprimer une forme de liberté ?
G.C : C’est en tous cas un moyen de montrer qu’on peut avoir confiance en soi autrement qu’avec des artifices.

Merci Anna d’avoir organisé cette rencontre. You made my week! Le parfum Grace de Comme des Garçons est déjà disponible chez Colette