La jouissance des fleurs

La jouissance des fleurs

La jouissance des fleurs

Si vous suivez des journalistes beauté ou des influenceurs sur Instagram ou Snapchat (@lilibarbery), vous avez du voir des champs de roses coloniser votre timeline ces deux dernières semaines. Une avalanche de fleurs qui correspond au lancement à Grasse du parfum Chanel, N°5 L’Eau qui sortira en septembre 2016. Pendant près d’une quinzaine de jours, des dizaines d’invités venus du monde entier se sont suivis dans les champs de Pégomas, photographiant chaque étape de cette récolte spectaculaire. Du coup, vous avez peut-être aperçu une montgolfière griffée d’un énorme N°5 flotter au dessus des champs. Des cueilleuses chapeautées de paille en train de ramasser les pétales roses. Et des filles hilares assises dans des cuves d’extraction de rose…

Photographies lili barbery-coulon. En haut les champs de rose de mai, au milieu une des cueilleuses, en bas, un champ d’iris

Il y a encore quelques années, vous n’auriez pas vu une seule de ces images. Aucun journaliste n’aurait osé photographier un flacon de parfum avant sa publication dans ses propres pages. S’il reste encore de nombreuses marques qui interdisent aux journalistes et aux influenceurs la possibilité de communiquer sur leur produit avant la mise à disposition (parfois, on nous force à signer des embargos avant la découverte d’une nouveauté), la plupart des grandes maisons ont compris qu’il valait mieux éveiller la curiosité sur les réseaux sociaux avant l’heure plutôt que de risquer le silence radio une fois l’événement passé.

Photographies lili barbery-coulon et Emmanuelle Demarest pour celle du bas (je suis photographiée avec la journaliste Béatrice Thivend). 

Ce n’est pas la première fois que je me rends à Grasse. J’y suis déjà allée de nombreuses fois. Ces champs de Pégomas ont une saveur particulière pour plusieurs raisons. D’abord parce que je les ai découverts avec une journaliste que j’adorais : Martine Marcowith. A la fin du mois de juillet 2016, cela fera trois ans que le cancer l’a arrachée à tous ceux qui, comme moi, l’aimaient si fort. Sans elle, je n’aurais pas créé ce blog. Elle était bien plus qu’un mentor. Elle me poussait toujours à aller plus loin. Elle croyait en moi comme personne et se réjouissait de mes succès comme s’il s’agissait des siens. Il n’y a pas une journée depuis sa mort sans que je me demande ce qu’elle penserait de mes choix. Elle me manque infiniment. Et en retournant dans ces champs, j’avais l’impression de retrouver sa silhouette fluette et son rire de petite fille.

Photographies lili barbery-coulon. Au milieu: un iris (on extrait le parfum odorant de son rhizome et non de sa fleur), en bas: Olivier Polge, parfumeur maison de Chanel et auteur de N°5 L’Eau 

Quelques années après ma première escapade à Grasse, je suis repartie à Pégomas pour écrire le portrait de la famille Mul, à qui appartiennent ces terres. Joseph Mul, le vieux Monsieur souriant que j’ai photographié ci-dessous, m’a raconté l’histoire incroyable de son arrière-grand-père qui cultivait déjà les fleurs sur ce sol fertile. Un visionnaire qui proposait, en plus des roses, un service de livraison de bouteilles de lait frais à domicile. Le genre de personnes qui aurait probablement créé Deliveroo s’il avait eu 25 ans en 2016. Ce jour-là, nous avons mangé des grives sur du pain de campagne avec son beau-fils Fabrice Bianchi, et Jacques Polge, qui était alors le Parfumeur Maison de Chanel. C’est Jacques qui a initié un partenariat avec cette famille en 1987, il y a près de trente ans. Le jasmin grandiflorum, en voie d’extinction dans cette région dévastée par les promoteurs immobiliers, risquait de manquer à la formulation du N°5 dans sa version parfum, la variation la plus chère de toutes. Ainsi Jacques Polge a sécurisé la longévité de ces champs, bien connus de son prédécesseur le nez Henri Robert, en réservant la totalité des récoltes pour la Maison Chanel.

Photographies lili barbery-coulon : En haut, Joseph Mul, En bas: Fabrice Bianchi son beau-fils.

En plus du jasmin qui fleurit à l’automne, la famille Mul cultive la rose centifolia (celle qui ne fleurit qu’en mai) nécessaire à la composition du N°5, de mon adoré N°19, Allure, Coco Mademoiselle ou encore de Misia. On trouve aussi à Pégomas du géranium rosat, de la tubéreuse et de l’iris qui s’étendent sur les vingt hectares de la propriété. Le parcours des journalistes et des influenceurs est toujours le même : rencontre avec les saisonniers qui courbent leur dos pour attraper les fleurs à maturité, visite de la petite usine d’extraction où l’on plonge les roses dans plusieurs bains d’hexane (un solvant qui permet de capturer les molécules odorantes de la plante), transformation de la concrète en absolue… On pourrait croire que la répétition de ce parcours est lassante. Pourtant, c’est tout l’inverse. Plus on se rend dans ces champs, plus les fleurs imprègnent notre mémoire olfactive.

Photographies Emmanuelle Demarest

Cette année, je me suis laissée recouvrir de cinquante kilos de roses en m’asseyant dans le plateau supérieur de l’une des cuves. C’était jouissif. J’ai ri aux larmes avec la journaliste Béatrice Thivend, qui dirige les pages beauté du magazine Gala. On en avait partout : dans les cheveux, dans le cou, dans nos poches, sous nos fringues… on était enseveli sous les pétales. C’était magique. Je ne me lasse pas de regarder ces photos. Quelle chance !

Photographies Emmanuelle Demarest

Le soir, nous sommes allés au Château Diter célébrer le lancement de la nouvelle version du N°5 avec le parfumeur maison actuel de Chanel : Olivier Polge (le fils de Jacques). Si vous êtes adepte de cette formule mythique, n’ayez aucune inquiétude : elle ne sera pas remplacée par cette composition. Vous continuerez à trouver toutes les variations existantes du N°5. Cependant, si ce parfum vous intimide, vous pourriez bien vous laisser séduire par cette interprétation zestée et aérienne. On reconnaît le sillage du 5 immédiatement. Pourtant il semble délesté. On n’a plus la Tour Eiffel au creux du cou (et j’adore la Tour Eiffel que je photographie à chaque fois que je passe à côté d’elle) mais une popeline de fleurs oxygénées, prête à s’envoler, facile à porter.

Photographie Emmanuelle Demarest en haut, Photographie lili barbery-coulon en bas (le nouveau N°5 L’Eau)

Peut-être qu’en regardant ces images, des senteurs vous parviennent à travers l’écran ? N’hésitez pas à me questionner sur l’extraction des fleurs si le sujet vous intéresse. Je ne voulais pas truffer ce texte de chiffres et de décompte de kilos de roses. Juste partager avec vous le souvenir heureux d’une journée orageuse et parfumée. Je ne résiste pas à vous glisser ma story sur Snapchat : malheureusement le son se décale au fil des vidéos mais ça donne un aperçu vivant de ce voyage de presse. J’espère vraiment avoir réussi à vous embarquer avec moi…