Armelle Janody, de la littérature aux champs de fleurs
Photographie Lili Barbery-Coulon

Armelle Janody, de la littérature aux champs de fleurs

Armelle Janody, de la littérature aux champs de fleurs

Il y a peu de chance que vous croisiez Armelle Janody dans cette tenue au milieu de ses champs de roses du Clos de Callian. Le soir où j’ai photographié cette cultivatrice de plante à parfums, elle faisait honneur à la Maison Dior qui nous conviait au lancement presse du nouveau parfum Miss Dior Eau de Parfum. On était tous sur notre 31, il y avait des mannequins déguisés en jardiniers avec des chapeaux de paille et des tabliers blancs, de grands paniers remplis de pétales de rose qu’on a copieusement jetés en l’air pour faire de super Boomerang sur Instagram. Mais derrière la mise en scène au diapason de l’ère des réseaux sociaux, Armelle observait ses jeunes roses plantées dans le parc du Château de la Colle Noire* avec fierté. Et émotion. Ces quelques semaines de floraison en mai venaient couronner des mois de travail et d’acharnement.

Je connaissais déjà Armelle Janody avant cette soirée. Je l’avais d’ailleurs longuement interviewée pour M le magazine du Monde en 2016. J’avais été très surprise par son parcours atypique et fascinée par son enthousiasme communicatif. Beaucoup d’entre vous m’écrivent ou me parlent de leurs désirs de changement de vie professionnelle. Vous semblez nombreux à chercher une activité qui soit en cohérence avec ce qui vous est cher. Il y a souvent la même variante dans ces témoignages : une souffrance de ne pas voir assez sa famille ou ses amis, d’être tout le temps épuisé, de ne même plus savoir de quoi vous avez envie, l’ennui d’un travail qui ne vous apprend plus rien mais qui exige toujours plus de vous, l’impression d’être pris dans un marathon permanent qui n’aurait ni début ni fin. C’est pourquoi j’ai eu envie de partager avec vous l’histoire singulière d’Armelle, professeur de français mariée à un ingénieur du son, qui a quitté la Franche-Comté pour s’installer dans le sud de la France et cultiver des plantes à parfum qu’elle réserve exclusivement pour les parfums Dior. Cette interview m’a fait un bien fou. Je me sens honorée de faire un métier qui me permet de rencontrer des personnes aussi passionnées qu’Armelle et de partager leur histoire avec vous. J’espère que cet entretien vous plaira et qu’il vous poussera à croire en vos rêves les plus secrets.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Vous n’êtes pas née dans les champs et vous avez complètement changé de direction pour apprendre à cultiver les fleurs. Pouvez-vous me parler de votre vie « d’avant » ?

Armelle Janody : J’ai suivi un parcours littéraire et j’ai enseigné le français pendant quelques années avant d’avoir mon premier enfant. J’ai commencé à jardiner de manière anecdotique pour lui faire à manger. A l’époque, j’habitais en Franche-Comté à Besançon. Mon mari, alors ingénieur du son et intermittent du spectacle, était très occupé par son travail. Nous avons eu un deuxième enfant et je me suis occupée d’eux. Peu de temps après, nous nous sommes installés dans le Sud à Grasse. On cherchait une activité qui nous permette de travailler ensemble. Au fond, on passait une partie de notre temps à être séparés et à faire le grand écart entre la vie en famille à la maison et la vie au travail. On rêvait d’une activité qui réunisse ces deux pôles, une activité liée à la terre, éloignée de la vie urbaine.

Vous aviez une idée de ce qu’était la vie à la ferme ?
Armelle Janody
 : Nos parents ne travaillaient pas à la ferme mais nous venons tous les deux de familles d’agriculteurs. On a connu cette vie à travers nos grands-parents qu’on voyait travailler dans leurs fermes le dimanche et chez qui j’allais passer des vacances. Mon mari y avait même travaillé. Ce n’était pas si loin de nous. Et c’est cela qui a présidé au choix de vie qu’on a fait par la suite.

Vous avez tout de suite pensé aux plantes à parfum ?
Armelle Janody
 : Non car il y a dix ans à Grasse, on ne parlait plus vraiment de cultiver des fleurs. C’était plus un folklore historique qu’une économie viable. On vivait depuis quelques années à Grasse et pourtant on n’y avait même pas pensé. On a réfléchi à un projet agricole. Je m’intéressais à la culture du safran, des oliviers, ou bien à la fabrique de fromages AOC qui bénéficient de certaines aides au moment de l’installation. Un jour, un ami, parfumeur indépendant, me parle de la culture de la plante à parfum en me disant qu’il me verrait bien dans ce secteur. Cette conversation a agi comme un déclic, je m’y suis vue.

Qu’est-ce qui a résonné en vous ? L’aspect poétique du parfum ?
Armelle Janody
 : Oui enfin, pour être honnête, le côté glamour des fleurs dans les champs est très éphémère. C’est juste le temps de la récolte. Le reste de l’année on est en bottes, en combi et sur un tracteur. Mais c’est une activité qui me met la tête dans les étoiles. La fleur est belle à voir. Elle est belle à sentir. Elle me met en lien avec mes premières aspirations littéraires. Il ne s’agit pas d’une activité nourricière. La plante à parfum est absolument inutile au fonctionnement vital. Néanmoins, sa poésie me plait, elle fait se rejoindre deux extrémités : le côté trivial de la terre et l’éveil de la conscience qui se traduit à travers l’art en général, la parfumerie, la littérature…La fleur s’enracine dans la terre et se met au service d’une activité artistique.

Après la suggestion de votre ami parfumeur, comment avez-vous concrétisé votre projet ?
Armelle Janody : J’ai pris contact avec l’association Les Fleurs d’Exception du Pays de Grasse, fondée par un duo de jeunes producteurs : Carla Biancalana du Domaine de Manon (NDLR : dont les récoltes sont réservées à la Maison Dior) et Sébastien Rodriguez de La Roseraie du Vignal (NDLR : que j’avais également rencontré, grâce à IFF, lors de l’article que j’ai écris pour M le magazine du Monde sur Grasse). Ensemble, ils cherchaient une solution pour sortir la tête de l’eau. Sébastien avait repris la ferme de son père, Carole était la quatrième génération de cultivateurs de sa famille. Ils étaient donc très impliqués sur le plan affectif. A l’époque, les industriels locaux de la parfumerie avaient délaissé les matières grassoises pour aller acheter moins cher à l’étranger. Carole et Sébastien, passionnés malgré les obstacles, étaient convaincus par la qualité de ce qu’ils cultivaient. Détenteurs d’un savoir-faire datant du XVIe siècle, ils ont essayé de dessiner un autre schéma économique : « Puisque les industriels locaux ne veulent plus de nos fleurs, allons chercher d’autres acteurs, c’est à dire les parfumeurs » disaient-ils. Un salon a eu lieu lors duquel Carole a fait une conférence sur ce thème. Un homme dans la salle écoutait avec attention. C’était François Demachy, le parfumeur créateur de la Maison Dior. Il cherchait justement à valoriser les plus belles matières grassoises. C’est ainsi qu’est né le premier partenariat entre le Domaine de Manon et Dior. Je suis arrivée deux ans après la signature de ce partenariat.

Vous êtes aujourd’hui la présidente de cette association, rencontrez-vous d’autres personnes qui cherchent à suivre votre voie ?
Armelle Janody : On n’est que des bénévoles et nous sommes tous en charge d’une exploitation agricole. On est arrivé à un stade aujourd’hui qui nous oblige à nous réorganiser. L’association compte déjà quinze producteurs dont douze en contrat. Il y a énormément de jeunes cultivateurs qui cherchent à s’installer. L’ironie du sort est qu’on a réussi à recréer une vraie dynamique sur le territoire grassois, du coup, les porteurs de projets arrivent, les parfumeurs viennent nous voir et les industriels locaux reviennent… Et puis, il y a le projet de faire entrer Grasse au patrimoine de l’Unesco, pour faire de l’expertise grassoise un label. On veut créer une identité géographique pour donner un avenir économique viable et pérenne à notre savoir-faire. La fleur grassoise, ce n’est pas seulement un argument publicitaire. C’est une réalité. Tout comme les cépages s’expriment différemment d’un vignoble à l’autre et d’une région à l’autre, les fleurs cultivées à Grasse ont une singularité qu’on veut protéger.

Photographie Lili Barbery-Coulon. La meilleure saison pour la rose centifolia: celle du mois de mai quand on peut enfin la sentir et la récolter

Vous comprenez l’engouement actuel de nombreux trentenaires ou quadras urbains qui quittent tout pour suivre votre chemin vers un monde agricole ?
Armelle Janody : La plante à parfums attire beaucoup de gens qui ont des parcours atypiques. C’est assez ironique car on a été élevé avec l’idée que l’activité agricole était la pire chose qui pouvait nous arriver. Carole Biancalana m’a raconté que lorsqu’elle était petite et qu’elle ne travaillait pas assez bien à l’école, ses grands-parents lui disaient : « toi, tu vas cueillir de la fleur toute ta vie ! » comme s’il s’agissait d’une malédiction. Aujourd’hui on revient à la terre, à nos racines et je suis convaincue que l’avenir de notre société est dans la reconstruction de nos modèles agricoles. On va avoir un gros souci pour se nourrir demain. Il est temps d’orienter les jeunes vers un modèle agricole qui permettrait de repenser et de réinventer notre société. Ce n’est pas pour rien si la permaculture attire autant de nouveaux adeptes.

Quelle formation avez-vous suivi pour réaliser votre projet ?
Armelle Janody
 : La plante à parfum ne s’apprend ni dans les livres ni à l’école. Mon premier réflexe a été de chercher une formation dans un lycée horticole du coin. Mais ça n’existait pas. Je me suis dit que j’allais perdre deux ans pour rien. Alors, je suis allée travailler chez Carole et chez Sébastien.

Qu’est-ce qui vous a le plus surprise dans leur quotidien ?
Armelle Janody
 : On ne réalise pas quel va être le travail en amont, j’ai pris la vraie mesure des choses lorsque je me suis installée seule. Avant, on ne se rend pas compte, on est assigné à une tâche, on n’envisage pas la globalité du boulot. J’ai commencé en décembre 2011, au début j’étais seule car mon mari continuait encore à bosser pour faire bouillir la marmite. C’est un travail de fou. Il y a tellement d’étapes. C’est là que j’ai réalisé la lourdeur du travail.

Vous avez connu des moments de découragement ?
Armelle Janody 
: Bien sûr. Un jour, on faisait du désherbage, une tâche ingrate qu’on fait à la main et sans l’aide de la chimie car tous nos champs sont bio. On avait planté la moitié de notre champ et on a regardé tout ce qui nous restait à planter, peut-être sept ou huit mille rosiers, on était complètement découragé. Et puis, il y a les moments de grande satisfaction lorsqu’on récole les fruits de ce qu’on a mis en place, qu’on obtient une quantité de fleurs significative. C’est un métier qui ne laisse aucun temps libre, on est occupé corps et âme. Mais la passion qui nous anime est telle qu’on envisage désormais d’autres projets autour d’autres fleurs.

Qu’est-ce qui vous a permis de tenir ?
Armelle Janody
 : Quelques mois après notre installation en décembre 2011, François Demachy est venu visiter notre propriété. Ce n’était pas rien cette rencontre. Il a cru en notre potentiel, il a fait un pari, il est parti à l’aventure avec nous et nous a fait confiance. Ca nous a donné des ailes. Aujourd’hui, en plus de la rose, j’ai récupéré des bulbes de tubéreuse que j’ai multipliés. On a même fait une récolte et une extraction. Si on arrive à développer cette tubéreuse, c’est un beau pari, car plus personne n’y croyait, et pourtant, elle est là, à nouveau.

Comment vos enfants ont-ils vécu ce changement de vie ?
Armelle Janody
 : Ca n’a pas été facile du tout, ni pour l’un ni pour l’autre. Ils étaient peut-être un peu trop âgé pour supporter l’éloignement de leurs habitudes et de leurs amis. Ce n’est pas simple d’avoir des parents bobos qui s’improvisent agriculteurs. Mais on a fait un choix de vie engagée, on a voulu partager avec eux une autre vision du monde en leur transmettant un esprit critique. On a donc été les premières cibles de leurs premières critiques ☺ mais les choses ont évolué. Ma fille qui est l’ainée est devenue notre meilleure ambassadrice. Elle est étudiante mais ne manque aucune récolte. On sent un vrai engagement de sa part même si elle fait des études très différentes de ce qui se passe ici. Notre activité intéresse moins mon fils qui trouve qu’on travaille beaucoup trop. Mais il a besoin d’argent de poche alors il participe au travail saisonnier et ça lui apprend beaucoup.

Photographie Lili Barbery-Coulon. Les roses du Château de la Colle Noire cultivées par Armelle Janody pour les parfums Dior

Et ce n’est pas trop difficile de travailler en couple et de vivre non-stop avec la personne que l’on aime ?
Armelle Janody : Il faut apprendre à se connaître aussi sous cet angle-là, il y a des mises au point à faire, ça ne se fait pas aisément, mais une fois le cap passé, une fois qu’on a trouvé et créé sa place, on s’offre la chance de vivre ensemble autre chose. Relever ce défi représente une difficulté mais c’est aussi l’occasion de se découvrir et de trouver un nouvel équilibre affectif.

Qu’est-ce qui vous rend le plus heureux aujourd’hui dans votre activité ?
Armelle Janody : On vit au rythme des saisons, avec des périodes très intenses en alternance avec des mois plus cool. Et c’est toujours le vivant qui commande comme lorsqu’on a un tout petit et qu’on se met à la disposition de ses besoins. Avec les plantes, c’est pareil, on se met à leur service. J’aime le fait qu’il n’y ait rien d’artificiel, une nécessité naturelle, un cycle des saisons. Ca donne du sens à la vie. Et puis, le travail prend une autre dimension. Lorsqu’on est salarié, même lorsqu’on est responsable d’une tâche, on a souvent le sentiment de compter pour très peu. Ici, on est acteur du début à la fin, on est l’auteur de tout ce qu’on produit. C’est vraiment gratifiant et c’est ce que je trouve épanouissant au travail : on est maitre à bord et même s’il y a des aléas liés au climat, on produit physiquement quelque chose. De ce côté là, je ne suis pas déçue.

Financièrement, est-ce qu’on s’en sort à cultiver des fleurs ?
Armelle Janody
 : C’est une question centrale. On est le fruit de ce qu’on a été précédemment. On a eu une autre vie qui nous a permis de nous constituer un bas de laine. Ce sont ces économies qui nous ont permis d’investir dans notre projet. Un projet lourd qui met du temps à devenir rentable. Il faut avoir les reins solides et c’est d’ailleurs l’une des ambitions de notre association : comment aider les jeunes qui n’ont pas ces moyens les premières années ? Aujourd’hui, on a un retour sur notre investissement. On ne deviendra pas riche mais on a opté pour un modèle de vie, un modèle de présence à nous-même. C’est vraiment pour ça qu’on est venu à cette activité. Et on ne le regrette pas une seconde.

* Si vous voulez en savoir plus sur l’histoire du Château de la Colle Noire mais surtout sur le lien entre Christian Dior et le sud de la France, je vous recommande vivement le livre Christian Dior et le Sud de Laurence Benaïm, avec des illustrations géniales de Jean-Philippe Delhomme. Par ailleurs, si vous passez bientôt à Paris et que vous aimez la mode, l’exposition Christian Dior Couturier du Rêve au Musée des Arts Décoratifs est ahurissante de beauté. Elle se termine le 7 janvier 2018.