Mathilde Laurent
Photographie Lili Barbery-Coulon

Mathilde Laurent

Mathilde Laurent

Photographies lili barbery-coulon

Mathilde Laurent n’aime pas les bureaux parfaitement rangés. Au sol de celui qu’elle occupe rue Boissy d’Anglas, des dizaines de magazines sont étalés, des citations sont griffonnées sur les fenêtres et sur la porte, on trouve même des étoiles dessinées à la main sur sa table de travail. Après avoir passé dix ans chez Guerlain, elle devient Parfumeur Maison de Cartier en février 2005. Depuis, elle a déjà signé quatorze jus sans compter le service sur mesure qu’elle continue d’assurer à l’année. Joyeuse, gourmande et insoumise, Mathilde a horreur des compromis. Une artiste au talent d’imitatrice qui aurait pu devenir architecte ou photographe mais qui s’est laissée choisir par le parfum. Pour Ma Récréation, elle ouvre les portes de son laboratoire et nous dévoile ses sources d’inspiration.

A quel moment avez-vous su que vous souhaitiez devenir parfumeur ?

Mathilde Laurent : Quand j’étais petite, je voulais être architecte comme mon père. Je ne rêvais pas de parfum mais j’avais deux grand-mères passionnées de nature. L’été, j’allais chez l’une d’entre elles dans un village corse en pleine montagne où j’ai appris à connaître toutes les plantes qui m’entouraient : les tilleuls, les figuiers, le maquis… Mon autre grand-mère adorait les fleurs qu’elle cultivait amoureusement : les anémones du japon, les montbretias, les lavandes tout comme les groseilles ou les cassis n’avaient aucun secret pour moi. J’ai découvert les odeurs de manière inconsciente à travers ces sensations. Et puis, j’avais un cousin plus grand que moi qui portait tout ce qu’il mangeait à son nez. J’avais trois ans peut-être et je me suis mise à l’imiter, sans trop savoir ce que je faisais.

 

Photographies lili barbery-coulon. A gauche, le board d’inspiration de son prochain parfum, les magazines au sol et les objets personnels qui animent son espace de travail.

Quand avez-vous pris conscience que vous aviez un talent ?

Mathilde Laurent : J’étais adolescente et je m’intéressais beaucoup à la photographie lorsque les parents d’une de mes amies m’ont dit : « On a vu un reportage sur une école de parfumeurs, il faut que tu y ailles ». Je suis tombée de la lune. Au même moment, un ami de mon père m’avait offert le livre Questions de Parfumerie de Jean-François Blayn (Editions Corpman, disponible à l’Osmothèque de Versailles) qui devint mon professeur quelques années plus tard à l’Isipca. Mais sans fausse modestie, je survolais tout ça sans bien me rendre compte des enjeux. J’ai d’ailleurs beaucoup hésité entre la photo et le parfum, entre Louis Lumière et l’Isipca. Et puis, je me suis prise au jeu du concours de l’Isipca que j’ai raté la première fois. En m’entrainant, en manipulant les odeurs, le parfum m’est apparu plus ludique et plus mystérieux que la photographie.

Votre bureau est recouvert de photos. Comme si vous n’aviez jamais dissocié ces deux modes d’expression ?

Mathilde Laurent : Je travaille beaucoup avec la photo, c’est vrai. Le board derrière moi avec ces images de pétales éclairés au milieu de la nuit, c’est ce qui m’a inspiré pour créer Cartier de Lune. Ces photographies de lys enrubannés d’une bretelle de soutien-gorge ou d’organdi noir sont celles que j’ai trouvées lorsque je cherchais Baiser Volé. Et là, juste en face (voir photo ci dessus), ce mur végétal, c’est mon futur parfum. Il est là : dans ce petit bouquet d’herbes fraiches… Je puise dans ces images des idées qui vont décloisonner ma pensée. Elles me tiennent tendue vers un phare, elles agissent comme un corset.

Photographies lili barbery-coulon. Mathilde Laurent feuilletant les publications Bloom, une partie de sa collection posée sur l’étagère derrière son bureau et les gobelets aux photos de nez dans lesquels elle range ses mouillettes

C’est vous qui avez pris ces photos ?

Mathilde Laurent : Non. La plupart de ces reproductions viennent de ma collection de magazines Bloom. C’est ma sœur qui est paysagiste qui m’a fait découvrir ces merveilles que je collectionne. Regardez comme ces photos sont inspirantes (NDLR : elle saisit plusieurs numéros, les ouvre et les feuillette avec enthousiasme).

Vous avez des matières fétiches que vous utilisez dans tous vos parfums ?

Mathilde Laurent : Non, je me méfie beaucoup de cela. Ces dernières années, j’ai créé quatorze parfums pour la Maison Cartier, sans compter les créations sur mesure. Et pas un ne ressemble à un autre. J’ai des obsessions bien sûr, comme le patchouli, le maté, la mousse de chêne ou le cashmeran (NDLR : une note de synthèse à la fois boisée, épicée et animale) mais j’arrive à m’en passer dans une formule. J’ai une telle capacité à devenir folle d’un nouvel ingrédient ! Je me souviens combien j’étais dingue de l’accord « crinière » en créant L’Heure Fougueuse, cette cavalcade romantique dans un champ de blé tendre. Je ne pouvais plus m’empêcher de respirer cet effet foin, frais, cuir…

Photographies lili barbery-coulon. De gauche à droite: Un petit livre présentant le travail de l’artiste Sissel Tolaas, les cartons empilés contenant les essais qui ont précédé la formulation finale de Baiser Volé, Mathilde Laurent derrière son bureau.

C’est cet état d’abandon qu’on doit chercher en achetant un parfum ?

Mathilde Laurent : Lorsque je crée un parfum sur mesure, c’est en tous cas ce lâcher prise que j’attends de mes clients. Cet instant de communication humaine bien au delà du verbal qu’on ne peut pas trahir. Lorsqu’ils sentent et qu’ils reconnaissent ce qui leur a toujours appartenu et qu’ils déclarent « Ca, c’est ma jungle » ou encore « Ah, vous m’avez bien écouté », ça me donne la chair de poule.

Oui, mais tout le monde n’a pas la chance de s’offrir un parfum sur mesure…

Mathilde Laurent : J’en suis consciente, bien sûr, mais on peut, en prenant le temps de chercher, trouver son parfum parmi ceux qui sont disponibles à la vente. En tous cas, une fois qu’on l’a trouvé, il faut continuer à « voter » pour lui. Les chiffres des ventes font l’objet de tellement d’études que l’acte d’achat est devenu aussi important qu’un bulletin de vote. Si vous préférez des jus anciens aux formules actuelles, continuez à les acheter régulièrement. Sinon ils finiront par disparaître.

Photographies lili barbery-coulon. De gauche à droite, de haut en bas: le bureau de Mathilde et le mood board bleu nuit dont elle s’est inspiré pour son Cartier de Lune, la panthère gigantesque symbole de la maison, une paire de Manolo Blahnik et le laboratoire attenant au bureau de Mathilde