Jacques Polge
Photographie Lili Barbery-Coulon

Jacques Polge

Jacques Polge

Photographies lili barbery-coulon. Jacques Polge dans le Laboratoire sous les toits du bâtiment Chanel à Neuilly. Ci-dessus, son bureau sans ordinateur ni objet personnel.

Il y a neuf ans, je venais de commencer à travailler pour le magazine Vogue Paris et les éditions sud-américaines m’ont commandé un portrait du Parfumeur Maison de Chanel. A l’époque, je connaissais mal ce domaine et j’étais très impressionnée à l’idée de rencontrer Jacques Polge, auteur d’Egoïste, l’émotion olfactive de mes quatorze ans. Plus bavard qu’on ne me l’avait prédit, il m’a parlé de peinture plus que de parfum et cette conversation a profondément nourri mon envie de mieux connaître les essences. Nous nous sommes régulièrement revus depuis, à Grasse et à Paris, pourtant ce créateur reste une énigme à mes yeux. Simulant la naïveté pour faire parler les journalistes, préférant poser les questions que d’y répondre, Jacques Polge n’aime pas commenter ses propres formules. Avec l’espoir de percer le mystère de cet amateur de poésie et de chemises sur mesure, je me suis immiscée dans son bureau de Neuilly à la recherche d’objets personnels. Pas de photographie de famille ni de souvenir de vacances. Encore moins d’ordinateur. Juste des flacons, des mouillettes et un tableau grand format de Simon Hantaï. Un espace dépouillé dans lequel nous avons échangé fin juillet, juste avant la sortie de Coco Noir.
Qu’est-ce qui, un jour, a déclenché votre désir de créer des parfums ?
Jacques Polge : Je faisais des études d’anglais à Aix-en-Provence. Une filiale américaine d’une société de parfums grassoise était à la recherche de parfumeurs. Comme je parlais déjà bien anglais, ils ont du se dire que ça pourrait fonctionner. J’ai dit oui là où d’autres auraient sans doute pu dire non. Vous savez, Truffaut fait dire à l’un de ses acteurs « Il faut être curieux ». Il y avait chez moi cette curiosité. A Grasse, il y avait ce qu’on appelait les voyageurs. Des parfumeurs et des commerciaux qui allaient dans des contrées très lointaines pour exporter ou importer des produits. Cet imaginaire de l’ailleurs me plaisait. Plus encore que l’idée de travailler sur des formules.
Mais comment vous étiez-vous retrouvé à Aix-en-Provence ?
Jacques Polge : J’ai été scolarisé au lycée de Grasse à partir de la 5ème jusqu’au Baccalauréat. Ensuite, j’ai été étudiant en hypokhâgne à Nice et à l’époque, il y avait un examen qu’on appelait le Propédeutique qui déterminait l’aptitude à passer en classe supérieure. Deux ou trois élèves l’avaient raté cette année là et j’en faisais partie (Ndlr : il rit). Pour éviter que je redouble, mes parents m’ont envoyé dans une université anglaise et j’ai repassé le Propédeutique au lycée français de Londres. Ensuite, ils se sont trompés et au lieu de m’envoyer à Nice, mon dossier s’est retrouvé à Aix.

Photographielili barbery-coulon. Dans le laboratoire, l’orgue à parfums est un manège réfrigéré.

Vous voulez dire que votre rencontre avec la parfumerie ne tient qu’à une accumulation de hasards ?
Jacques Polge : Je n’avais jamais pensé devenir parfumeur. D’ailleurs, il n’y avait pas d’école. J’ai appris sur le tas dans une société qui s’appelait Roure Bertrand Dupont avec le fils de Carles. Carles est le premier parfumeur qui a tenté de mettre au point une méthode d’apprentissage. Un genre de b.a.-ba qui consiste à classifier les odeurs, s’exercer à les reconnaître, mémoriser les accords. J’ai donc passé trois ans à Grasse et après je suis parti à New York. Je devais avoir 25 ans. A Grasse, je ne me rendais pas vraiment compte de ce que je faisais mais une fois à New York, j’ai été confronté à la réalité de ce métier. Je partageais alors le même bureau que Jean-Louis Sieuzac (Ndlr : le parfumeur qui a signé Opium d’Yves Saint Laurent). Mais vous voyez, ce n’était pas la parfumerie seule qui m’attirait. C’était aussi New York. Pour moi, le parfum a toujours été pris dans un ensemble.
Et quel genre de projets vous confiait-on à l’époque ?
Jacques Polge : Très rapidement, on a commencé à créer des parfums pour le marché américain mais aussi pour le marché international. Je me souviens du jour où le créateur de mode américain Bill Blass est venu pour sentir ce qu’on lui avait préparé. Il a trempé une touche dans le premier flacon et pour sentir les autres pistes, il a utilisé le même morceau de papier déjà imbibé. On avait envie d’éclater de rire mais évidemment, on n’a rien dit. C’était très vivant, très incarné alors qu’en France, à Grasse, on ne voyait que très peu de clients. Il y avait à New York des réunions de parfumeurs français, alors on voyait les anciennes gloires qui avaient de la bouteille et qui nous impressionnaient beaucoup. C’était très amusant. Rien à voir avec l’époque actuelle où il faut attendre quinze ans avant de signer sa première formule.
De ces hasards qui vous ont mené au parfum, j’ai l’impression que vous avez gardé une certaine distance. Comme s’il ne fallait pas prendre tout ça trop sérieusement, je me trompe ?
Jacques Polge : Non, je vois ce que vous voulez dire.

Photographie lili barbery-coulon. Jacques Polge a réunit tous les livres acquis par ces prédécesseurs ainsi que les ouvrages sur la parfumerie qu’il aimait dans cette bibliothèque qu’il a fait entièrement relié.

Vous auriez aimé faire autre chose ?
Jacques Polge : Oui il y a des choses que j’aurais aimé faire. Mais en même temps, je crois que c’est très bien ce que je fais, non ? (Ndlr : il sourit en quête d’une approbation). J’aurais bien aimé avoir une galerie de peinture. Mais finalement ce métier-là me convient assez bien. Cependant je n’aime pas les parfumeurs trop sérieux qui pensent qu’ils sont en train d’écrire La Guerre et La Paix. Et puis, la parfumerie est un endroit où l’on est au centre de beaucoup de choses. D’autant que j’ai eu la chance d’être formé chez Roure Bertrand, une société qui n’était pas n’importe laquelle (Ndlr : elle deviendra bien plus tard Givaudan). Elle était dirigée par les Amic qui ont été les premiers à créer des parfums de couturiers. Il y avait à l’époque quelques marques qui avaient leurs propres nez comme Guerlain, Chanel, Patou ou Lanvin. Le père de Jean Amic a commencé à aller voir Paco Rabanne, Pierre Cardin pour leur proposer de leur faire un parfum. Ce Monsieur s’est alors mis à dos toute la profession qui craignait la concurrence. Mais le succès lui a donné raison. Peut-être qu’aujourd’hui, on va revenir à autre chose (Ndlr : Jacques Polge fait ici référence au nombre important de marques qui jouissent à nouveau de créateurs maison, à l’instar de Guerlain, Hermès, Cartier, Dior et maintenant Louis Vuitton…) mais à l’époque ces gens, les Amic, étaient de tellement bons vendeurs que si l’on avait un brief Saint Laurent entre les mains et qu’on était chez eux, on avait mille fois plus de chances de faire le parfum que les autres.
Comment l’expliquer ?
Jacques Polge : Ils étaient de très grands commerciaux, introduits dans le milieu parisien, ce n’était pas compliqué pour eux d’avoir un rendez-vous avec Pierre Bergé par exemple. Ce n’est pas un hasard si c’est eux qui ont fait pratiquement tous les parfums Saint Laurent. A un moment donné, ils étaient même monopolistiques.
Et la façon de travailler un brief était-elle la même qu’aujourd’hui ?
Jacques Polge : Non, d’ailleurs je ne crois pas qu’il y avait de brief. On venait nous voir en nous disant qu’il fallait faire un parfum pour un couturier et je me souviens qu’Amic, qui connaissait très bien le parfum, nous recommandait même de partir d’une formule précise en nous indiquant laquelle.
Vous vous souvenez de votre première formule ?
Jacques Polge : Oui, je crois bien que c’était Rive Gauche de Saint Laurent. En même temps, dire que je l’ai fait est un peu prétentieux. Si je n’avais pas été dans chez Roure, pile à ce moment là, je ne l’aurais jamais fait. C’est un travail d’équipe. Et ce qui est amusant c’est qu’il a d’abord été lancé à New York dans son flacon aluminium et bleu avant d’arriver en France.
A quel moment avez-vous été contacté par Chanel ?
Jacques Polge : Beaucoup plus tard. Je pensais que j’allais m’installer définitivement à New York. Or, au moment où j’ai fait la demande d’un visa d’immigrant, les services américains se sont aperçus que j’avais été réformé du service militaire. En pleine guerre du Vietnam, ce genre de dossier n’était pas bien perçu. J’ai du rentrer en France pour faire ce visa et pendant longtemps, je n’ai pas pu remettre les pieds sur le sol des Etats-Unis, ensuite à chaque visite là-bas, je devais aller passer une visite médicale à l’Ambassade américaine de Paris. C’était un truc dingue. Du coup, je me suis installé à Paris. Et puis, après j’ai quitté Roure pour de mauvaises raisons et j’ai rejoint la société allemande Dragoco (Ndlr : absorbée par Symrise en 2003). Et puis, un jour, en 1978, Alain Wertheimer m’a appelé pour me dire que j’étais sur sa liste pour succéder à Henri Robert, le parfumeur Chanel de l’époque (Ndlr : la famille Wertheimer est propriétaire de Chanel). Et ça c’est fait comme ça.
Vous n’avez pas hésité ?
Jacques Polge : Non. Mais à l’époque, j’ai demandé conseil et on m’a dit : « n’y vas pas, tu vas t’emmerder ». D’abord parce que Chanel lançait très peu de produits. Aussi parce que les gens n’ont pas idée de ce qu’on fait ici dans ce laboratoire. J’ai accepté en me disant que c’était le genre de proposition qui risquait de ne pas se représenter deux fois et que si jamais ça ne me plaisait pas, je pouvais toujours démissionner.

Photographie lili barbery-coulon. Un des livres reliés exclusivement pour la bibliothèque du Laboratoire Chanel

Etiez-vous excité à l’idée d’avoir accès à toutes les formules ?
Jacques Polge : Oui, bien sûr, c’est très intéressant. D’ailleurs, on ne vous les donne pas tout de suite. On attend d’avoir vraiment confiance en vous. Plus tard, on est tombé sur les formules anciennes de Beaux, c’était formidable (Ndlr : Ernest Beaux est le parfumeur qui a créé le N°5). Elles sont écrites d’une manière différente de celle que l’on emploie aujourd’hui. Les formules manuscrites étaient assez simples, plus courtes et employaient parfois des produits qui étaient déjà des mélanges d’ingrédients. Aujourd’hui, c’est devenu très technique. Au fond, les appareils d’analyse, la chromatographie, existaient mais ces techniques n’étaient pas encore dans les mains des parfumeurs au moment où je suis entré chez Chanel. Et progressivement, l’arrivée de ces technologies a rendu les formules plus précises. Ca ne veut pas dire pour autant qu’on fait de meilleurs parfums. Pas du tout.
Cela fait maintenant 34 ans que vous êtes dans cette maison. Pensez-vous qu’il y a un style qui lie les parfums Chanel ?
Jacques Polge : Il me semble que oui. C’est une philosophie et ce sont des matières. Ce sont des parfums avec un certain mystère, une certaine abstraction. Il n’y en a qu’un seul qui soit figuratif, le Gardénia. Et d’ailleurs, ce qu’elle voulait faire c’était un camélia, mais cette fleur n’a pas d’odeur alors Gabrielle Chanel a fait un gardénia. Il doit toujours y avoir quelque chose d’impénétrable, avec cette idée que ce qu’on ne comprend pas nous séduit. C’est difficile de définir ce style. Je crois qu’il y a aussi une qualité particulière de matières précieuses que toute maison dite de luxe devrait utiliser. D’ailleurs si l’on choisit un thème connu et qu’on le réécrit avec nos matières, ça sent déjà un peu Chanel. Est-ce que ça suffit à faire la différence ?
Disons aussi qu’il y a une présence florale qui apparaît dans tous les parfums ou presque…
Jacques Polge : Oui, je suis d’accord avec vous. Le jasmin, la rose… Et sans doute une construction. On essaie de ne jamais rendre une matière identifiable. L’overdose ne doit pas se lire. D’ailleurs si je choisis de faire un parfum matière comme c’est le cas pour le N°18 avec la graine d’ambrette dans la collection des Exclusifs, c’est précisément parce que peu de gens connaissent son parfum et qu’elle est tellement luxueuse que personne en dehors de Chanel ne s’est encore autorisé à l’utiliser en overdose.

Photographie lili barbery-coulon. Pour permettre aux clients en boutique de sentir les parfums sans être saturé par les vaporisations habituelles, Chanel a développé cet outil. Des cylindres de céramique imbibés qu’on sort comme des cartouches et qui reproduisent chaque parfum.

Aujourd’hui, comment se passe le processus de création ? Est-ce un dialogue entre le marketing et le laboratoire ?
Jacques Polge : Je pense à l’espace que les parfums Chanel occupent, j’essaie de définir des territoires où l’on n’est pas et en fonction de ce qui existe ailleurs, j’essaie de faire des combinaisons pour aboutir à un parfum. C’est comme ça que je raisonne et au fond, je pense que les autres font pareil. Sauf ceux qui disent qu’ils créent à partir de rien… Je surveille le marché avec beaucoup d’attention. Quand un produit nous paraît intéressant, on l’étudie. J’avais noté que le N°19 était une source d’inspiration pour quelques nouveautés récentes et j’ai eu envie de proposer une déclinaison musquée (Ndlr : N°19 Poudré lancé en 2011) car nous avions la légitimité de le faire. Quant à Coco Noir, c’est une histoire différente. J’ai vu le flacon. Je l’ai trouvé tellement beau que je voulais lui dédier un parfum. Ensuite, on a travaillé. J’ai fait des essais en réinterprétant le premier Coco et pour être honnête, ce n’était pas bon. Une fois que j’ai compris que je n’avais pas à repartir du premier Coco, je me suis dégagé de ces contraintes et j’ai imaginé quelque chose de très différent. Pour Egoïste, on m’avait demandé de créer un parfum pour hommes. Un peu avant, on avait réédité quelques parfums d’Ernest Beaux dont Bois des Iles qu’on ne trouvait plus. J’avais alors été très étonné par l’overdose de santal dans la formule originale. Ca m’a donné envie de jouer le santal en majeur pour les hommes, ce qui n’avait pas encore été tenté. On l’a d’abord lancé de manière confidentielle, sous le nom de Bois Noir, et le bouche-à-oreille autour de ce parfum a donné envie au marketing de le relancer et l’a renommé Egoïste accompagné du film de Jean-Paul Goude.
Finalement, la parfumerie ne fait que répondre inlassablement à son passé…
Jacques Polge : Oui, les parfums communiquent entre eux. Par exemple, Il n’y aurait jamais eu d’Opium d’Yves Saint Laurent si Youth Dew d’Estée Lauder n’avait pas existé. Ca ne veut pas dire que ces deux fragrances sont identiques. De la même manière que Coco de Chanel est différent d’Opium. Rares sont les parfums qui sortent de nulle part. Mais ça arrive.

Photographie lili barbery-coulon. Le Laboratoire où l’on pèse les formules

Est ce que vous avez des matières fétiches ?
Jacques Polge : Oui et elles sont classiques. Je ne conçois pas de faire un parfum sans bergamote. Il y a l’hédione aussi (Ndlr : l’hédione est une molécule qui sent à la fois le thé et le jasmin et qui oxygène une formule), le jasmin, une bonne note irisée… Après, pour les fleurs blanches, j’ai des bons accords de muguet. Ils datent de l’époque de la société De Laire qui commercialisait ces bases. Certaines ont été formulées par le parfumeur Edmond Roudnitska. Je les aime beaucoup. J’affectionne aussi les notes boisées. Dans chacun de ces registres, je dispose de belles choses. Sans compter les notes synthétiques, même si je n’ai jamais pensé qu’au pouvait faire un bon parfum en ne se reposant que sur les muscs. Lorsque je suis arrivé chez Chanel en 1978, mon prédécesseur avait instauré une classification particulière. On écrit d’abord les notes fruitées, ensuite viennent les accord hespéridés, puis on attaque les accords jasminés, ensuite orangés, ensuite les accords épicés, puis irisés, ensuite les accords fleurs blanches, ensuite il y a les accords boisés, puis les accords ambrés-vanillés-encens et à la fin viennent les muscs. Si on me présente une formule qui ne suit pas cet ordre là, je suis incapable de la lire. Dans chacune de ces catégories, il y a des produits que j’adore. D’autres qui n’entreront pas dans la parfumerie Chanel, comme la tubéreuse, le mimosa ou le narcisse.
Bien qu’il y en ait un petit peu dans Coco Noir ?
Jacques Polge : Oui, un soupçon.
Que vous avez utilisé pour sa facette tabacée ?
Jacques Polge : (Ndlr : il sourit) Disons que j’en ai mis pour faire plaisir aux journalistes.

Photographie lili barbery-coulon. Gros plan du tableau de Simon Hantaï