Francis Kurkdjian
Photographie Lili Barbery-Coulon

Francis Kurkdjian

Francis Kurkdjian

Photographies lili barbery-coulon. Francis Kurkdjian dans son bureau chez Takasago (en bas) et chez le fleuriste en bas de la rue (en haut)…

Il rêvait d’être danseur étoile, puis créateur de mode. C’est finalement le parfum qui s’est agrippé à lui. Un virus merveilleux qui contamine chacune de ses journées depuis l’âge de quinze ans. Prodige dès la sortie de l’école, il signe Le Mâle de Jean-Paul Gaultier et entre brusquement dans la cour des grands. Auteur de fragrances déjà légendaires comme For Her de Narciso Rodriguez, L’Eau Noire ou la Cologne Blanche de Dior, il est depuis 2009, à la tête de Maison Francis Kurkdjian, une ligne confidentielle de parfums alternatifs. Partageant son temps entre la société japonaise Takasago pour laquelle il est consultant et sa marque éponyme, il jongle avec les commandes des grands noms et ses propres créations. Sur le point de lancer un nouveau duo de senteurs irisées à l’automne, cet expert des fleurs a accepté de me recevoir dans son bureau du 17e arrondissement chez Takasago pour partager ses secrets de fabrication.
A quel moment avez-vous su que vous souhaitiez devenir parfumeur ?
Francis Kurkdjian : A quinze ans. Quand j’étais petit, je rêvais d’être danseur étoile. J’ai commencé la danse classique à l’âge de six ans. Je prenais jusqu’à cinq cours par semaine. C’était ma vie, je ne rêvais que d’une chose : entrer à l’Opéra. Et puis, j’apprenais le piano, ces deux disciplines m’ont enseigné la rigueur. Mais j’ai échoué au concours d’entrée de l’Opéra de Paris. J’ai été si déçu. C’est la grande blessure de ma vie, le grand regret. Si j’avais une deuxième vie, je m’y prendrais peut-être autrement. Parce que j’ai fait de la scène et rien n’est à la mesure de ce bonheur-là. Ensuite, j’ai eu envie de devenir créateur de mode. J’étais fasciné par la couture, mon grand-père maternel était tailleur et ma mère a toujours fabriqué des choses sublimes. Mais, au moment où j’ai tenté d’intégrer l’Ecole Supérieure des Arts Appliqués Duperré, je me suis aperçu qu’il me manquait un vrai coup de crayon. Alors j’ai réfléchi aux métiers d’art qui se rapprochaient de la haute couture et j’ai fait le lien avec le parfum grâce à un conseiller d’orientation. Adolescent, je me parfumais énormément. Je me souviens très bien du premier flacon reçu pour mon anniversaire : Pour Homme de Van Cleef & Arpels, ma mère m’en avait acheté un demi litre. Pour mes dix-huit ans, j’ai eu un flacon abeille d’Habit Rouge de Guerlain avec mes initiales. J’aimais plutôt les orientaux : Obsession pour Homme de Calvin Klein, Minotaure de Paloma Picasso, Habit Rouge… Et je me rends compte avec du recul que Le Mâle de Jean-Paul Gaultier que j’ai créé quelques années plus tard s’inscrit bien dans cette lignée. Il y avait aussi de l’Eau Sauvage de Dior dans ma salle de bains, en gel douche et en savon. Quant à ma mère, elle portait des compositions très classiques, comme First de Van Cleef & Arpels, Fidji de Guy Laroche, Madame Rochas de Rochas, Empreinte de Courrèges. J’ai cessé de me parfumer le jour où je suis entré à l’Isipca, l’école de parfumerie de Versailles.
 

Photographies lili barbery-coulon : une photo du pied de Noureev, des fleurs séchées, un poster vintage du Mâle et du patchouli (en bas à gauche)

Et qu’avez-vous fait quand vous avez compris que le parfum était votre passion ?
Francis Kurkdjian : A partir du moment où j’ai décidé que c’était ce que je voulais faire, c’est devenu une obsession. J’ai piqué toute la collection d’échantillons de ma sœur que je ne cessais de renifler. Je découpais toutes les publicités de parfum. J’achetais les livres qui parlaient du sujet. Dès l’âge de quinze ou seize ans, je commençais à faire mes premières formules à la maison. Une amie de ma mère, pharmacienne, m’avait donné des huiles essentielles. Je fabriquais mes mélanges avec un stilligoutte. Je les ai tous gardés, ils sont chez mes parents. Il faudrait que je les sente à nouveau. J’essayais tout ce qui était à ma portée. J’ai fait ma propre distillation de mimosa. Un jour, j’ai fait exploser un flacon dans la salle de bains, j’étais complètement intoxiqué aux vapeurs d’alcool. Parallèlement à ça, j’essayais désespérément de faire un stage dans une grande maison mais ce milieu était opaque. Il fallait être grassois ou connecté pour y mettre les pieds. Et puis, un jour, j’ai reçu une réponse d’un certain Norbert Goutte, des ressources humaines chez Lancôme. Il m’expliquait que la seule formation valable pour moi se trouvait à Versailles, à l’Isipca. J’adorerais croiser ce Monsieur pour pouvoir le remercier. Grâce à lui, j’ai appris l’existence de cette école que j’ai visitée avec mes parents. J’étais plutôt littéraire, je détestais les sciences naturelles, j’étais plus doué pour l’histoire de l’art et la philosophie que pour les maths et la chimie. Mais il m’a fallu m’orienter vers des études scientifiques pour pouvoir avoir accès à l’Isipca. Péniblement, j’ai eu mon bac au rattrapage et j’ai passé un DEUG scientifique comme l’exigeait l’école.
 

Une photographie de Francis et sa soeur lorsqu’ils étaient enfants, accrochée à côté de son ordinateur

Où avez-vous commencé à travailler en sortant de l’Isipca ?
Francis Kurkdjian : Je suis sorti de l’école en juin 1992 et j’ai fait mon service militaire dans la foulée. Puis je suis entré chez Quest (NDRL : Quest est une société de fabrication et de composition de parfums qui a été rachetée par Givaudan en novembre 2006. Lorsque Francis Kurkdjian y est entré, les parfumeurs Christopher Sheldrake, aujourd’hui chez Chanel, et Maurice Roucel, désormais chez Symrise, y travaillaient).
Vous souvenez-vous du premier parfum que vous avez créé ?
Francis Kurkdjian : Oui. Le Mâle de Jean-Paul Gaultier (NDRL : Le Mâle de Jean-Paul Gaultier est toujours l’un des parfums pour hommes les mieux vendus depuis son lancement en 1995).
C’est votre première création ?
Francis Kurkdjian : Oui, c’est le premier brief qu’on m’ait donné. J’avais bien sûr contretypé au nez des parfums de l’époque, car cela faisait partie de mon apprentissage. Mais ma première création véritable est Le Mâle. C’est une longue histoire, assez rock’n’roll. En fait, quand je suis entré chez Quest, mon père inquiet pour mon avenir m’a demandé de suivre une formation « technico-commerciale ». Une sorte de gilet de sauvetage qui le rassurait dans l’éventualité où la création de parfums ne marcherait pas pour moi. Je me suis inscrit à l’Institut Cartier où je suivais les cours du soir de marketing, les mercredis et les samedis. Il fallait écrire un mémoire et toute l’année était rythmée par des visites d’experts du luxe, des chefs étoilés, des patrons de société prestigieuses… Et, Chantal Roos, qui venait de lancer l’Eau d’Issey Miyaké (NDRL : on la surnomme la grande dame du parfum dans l’industrie, elle est à l’origine de nombreuses fragrances légendaires), nous a donné un cours sur la parfumerie. Moi, je faisais mon mémoire sur une nouvelle façon de classifier les parfums qui intégrait les premières overdoses de musc et de notes fruitées qu’on ne savait pas encore où ranger à l’époque, avec des perspectives de création pour l’avenir. En gros, partout où je repérais des cases vides dans mon arborescence, je proposais des pistes de réflexion olfactive qui n’existaient pas comme les boisés aldéhydés par exemple. En fin d’année, j’ai présenté mon mémoire au jury dans lequel figurait le parfumeur Jacques Cavallier. Le jour de la remise des diplômes, je suis allé le remercier pour ma note. Il était en train de discuter avec Chantal Roos que je n’avais pas osé aborder lorsqu’elle était venue dans notre classe. Jacques m’a présenté à Chantal et, intéressée par mon mémoire, elle m’a tendu sa carte et m’a demandé de l’appeler pour lui montrer.
 

Une lettre d’Edmond Roudnitska (parfumeur de génie, auteur de splendeurs comme l’Eau Sauvage de Dior…) adressée aux jeunes parfumeurs et mise sous verre dans le bureau de Francis

Et c’est comme ça que vous avez eu accès au brief de Jean-Paul Gaultier ?
Francis Kurdjian : Exactement. Elle m’a donné rendez-vous le 20 juillet, le jour de l’anniversaire de mon frère. Les dix premières minutes, elle m’a écouté lui raconter mon mémoire. Et puis, elle m’a demandé si je connaissais Jean-Paul Gaultier. Elle m’a expliqué qui il était, sa manière de détourner les grands classiques, de placer un imprimé délirant dans la doublure d’une veste parfaitement coupée… Enfin elle m’a dit : « Et si vous deviez faire pour lui une odeur de barbier, une senteur de vieux monsieur bien propre, une peau salée séchée au soleil, vous auriez des idées ? ». Elle s’est levée, elle est allée chercher une pochette avec le brief et m’a demandé de revenir la voir avec des idées trois semaines plus tard.
Aujourd’hui, un brief donné à un jeune parfumeur qui n’a encore rien signé semble invraisemblable…
Francis Kurkdjian : A l’époque aussi, c’était improbable. D’ailleurs, j’ai informé ma direction en rentrant chez Quest qui n’arrivait pas à y croire. C’était l’été, le télé travail n’existait pas et la plupart des parfumeurs étaient en vacances. Ce qui fut ma chance sinon ce brief aurait été confié à un créateur confirmé. On m’a laissé travailler avec le parfumeur Gilles Romey et j’ai présenté trois pistes. Chantal Roos a aimé l’une des trois et l’a présentée à Jean-Paul Gaultier.
Et c’est cette note qui a gagné ?
Francis Kurkdjian : C’est celle qui est entré en compétition avec la proposition de Jacques Cavallier. J’ai continué à travailler, chaperonné par Christopher Sheldrake qui venait avec moi aux rendez-vous avec Chantal et mon idée est celle qui a été retenue par Jean-Paul Gaultier. Le Mâle est sorti en 1995 et Quest m’a envoyé à New York, du coup, je n’ai pas vécu le succès du lancement.
Est-ce que c’est souhaitable de débuter sa carrière par un tel raz-de-marée ?
Francis Kurkdjian : Disons qu’on s’imagine que tout va être aussi simple à chaque fois et qu’on est vite rappelé à la réalité. Chantal m’a confié le brief pour le Feu d’Issey Miyaké. J’ai perdu. Je me suis pris une grosse claque et j’ai compris que Le Mâle avait été miraculeux. Je n’étais pas armé, je sortais à peine de l’école et chaque schéma que je travaillais était une première fois.
Désormais, vous divisez votre vie entre vos créations pour Takasago où vous travaillez depuis 2005, et celles pour votre propre société, Maison Francis Kurkdjian. Comment trouvez-vous l’équilibre entre les deux ?
Francis Kurkdjian : Le matin, je commence très tôt à travailler chez moi. J’écris mes formules, je réponds à mes mails et quand j’arrive ici, je me mets à sentir tous les parfums tout juste pesés. Et en fin d’après-midi, je pars dans le premier arrondissement chez Maison Francis Kurkdjian que j’ai créée le 9/9/2009, le neuf étant mon chiffre fétiche. Il n’y a pas de règle cependant, je voyage beaucoup. Et puis, je donne aussi des cours à l’Isipca.
 

Photographie Lili Barbery-Coulon. La tonne d’essais qui n’ont pas été retenus et qui vont partir en recyclage chez Takasago

Pourquoi avoir choisi de créer votre marque ?
Francis Kurkdjian : L’envie a germé chez Quest quand je me suis mis à créer des fragrances sur mesure. J’ai demandé mes mercredis pour pouvoir travailler sur ce projet, ce qui n’était pas très bien vu à l’époque. Je ne le regrette cependant absolument pas, cela m’a permis de ne plus avoir de complexe ni de frustration. C’est une aventure qui a nourri ma créativité. Sans elle, je n’aurais jamais décroché des briefs aussi prestigieux que les Colognes d’Hedi Slimane quand il dirigeait les collections pour Dior Homme.
Quand vous créez pour votre Maison, de quoi vous inspirez-vous ?
Francis Kurkdjian : Mes parfums sont comme des puzzles. A la fois très rationnels et très fouillis. Et cet éclectisme me ressemble, je crois. Ils paraissent simples et sont en réalité très complexes. A l’inverse, ceux qui semblent compliqués ne le sont pas. D’autre part, il y a des critères financiers importants. J’ai créé cette société avec deux associés et mes propres économies. Il n’y a pas de banque, de famille ou de grand groupe derrière moi. Cet argent que j’ai gagné pour le réinvestir dans mes parfums aujourd’hui, je le respecte. Commercialement je ne peux pas prendre des risques inconsidérés. Je dois cependant me libérer des frustrations qui existent dans ce métier, car quand on ne fait que répondre au désir des autres, on finit par étouffer. Cette Maison, comme mon activité de parfumeur sur mesure, m’a rendu tellement indépendant qu’aujourd’hui il y a certaines lignes que je ne suis plus prêt à franchir pour gagner une compétition. Quant aux inspirations, j’ai toujours besoin de trouver d’abord le nom. Comme lorsque je travaille sur un brief pour une compétition, je suis incapable de créer sans savoir de quelle marque il s’agit. Chez moi, le nom me donne le point de départ. D’où l’importance du dépôt de nom qui complique tout. Quand j’ai écrit les premiers parfums pour ma Maison, j’avais fait un essai qui s’appelait « L’Eau à la bouche », inspiré par une salade de fruits à la fleur d’oranger que j’aime préparer l’été. A quelques mois du lancement, on m’a appris que ce nom était déposé. J’ai tout mis à la poubelle. Je suis reparti sur une autre piste. L’idée d’un sent bon qui sent beau. Une eau qui ferait du bien au corps et à la tête, comme la phrase en latin « Man sana in corpore sano ». J’en ai parlé avec Karine Rawyler (NDRL : Karine Rawyler s’occupe de la communication de Maison Francis Kurkdjian. Elle a aussi beaucoup collaboré à la création de la marque) et notre discussion nous a amené à parler de l’Encyclopédie Universalis. Naturellement, « Aqua Universalis » nous est apparue. Coup de bol, le nom n’était pas déposé. C’est une Cologne dans le sens où elle est transversale et peut se transmettre de génération en génération. Cependant, elle ne sent pas la Cologne. Je voulais qu’elle parfume aussi la lessive, aujourd’hui elle est déclinée en gel douche, en lait pour le corps. Elle devait être une odeur universelle.
 

Photographies Lili Barbery-Coulon. A l’entrée du bureau de Francis, un texte de Jean-Louis Dumas, ancien Président de la maison Hermès, dont Francis s’inspire au quotidien, un flacon de collection et une map monde offerte par une secrétaire qui lui rappelle combien il est important de réfléchir à l’endroit où l’on se pose

A la place des agrumes, vous avez choisi une impression florale ?
Francis Kurkdjian : C’est très « hédione » (NDRL : l’hédione est une matière première synthétique très importante dans la parfumerie depuis sa découverte par Firmenich dans les années 1960. On la croirait sourde à la première inspiration mais c’est une matière subtile, d’une délicatesse inouïe, qui se fond parfaitement dans une composition sans prendre le pouvoir. Elle sent le jasmin, la transparence, l’eau, le thé, le citron.) Et la qualité de cette formule tient aussi aux produits qui sont dedans. Les matières premières sont tellement importantes.
 Vous avez des ingrédients fétiches dont vous n’arrivez pas à vous passer ?
Francis Kurkdjian : Non je ne crois pas. Mais il y en a que je rajoute systématiquement pour obtenir un effet qui m’est cher. Le parfum est quelque chose qu’on rajoute sur sa peau pour faire croire aux autres qu’on sent comme ça naturellement. Il doit être comme un vêtement mais ne doit pas déguiser. On doit avoir l’impression qu’on l’a mis la veille, qu’on a transpiré avec, qu’il nous est propre. Une manière d’arriver à cette touche d’humanité, c’est d’utiliser des notes animales. J’ai une prédilection pour toutes ces notes sales. Dont le cumin ou le costus font partis. Et même dans l’Aqua Universalis, il y a derrière le jasmin, une touche subtile de para-crésyl (NRDL : une note qui sent le cheval) qui crée cet équilibre que j’aime tant.

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