Ben Gorham
Photographie Lili Barbery-Coulon

Ben Gorham

Ben Gorham

J’ai profité de mon dernier passage à Stockholm pour m’incruster dans le bureau de Ben Gorham, le créateur de la marque de parfums Byredo. Ce n’était pas le jour idéal. Les bureaux étaient remplis de cartons. Les réunions étaient planifiées toutes les demi heures. Malgré tout, Ben a accepté de me recevoir et d’accorder un long entretien à Ma Récréation. Je n’ai eu le droit de photographier que la cuisine où Ben organise toutes ses réunions, ainsi que quelques détails de l’espace. Mais j’ai été ravie d’échanger avec ce personnage étrange qui fait figure d’ovni dans l’industrie olfactive. J’ai déjà beaucoup écrit à son sujet (voir le supplément beauté du M en octobre 2014) et sur notre première rencontre assez ratée (il m’avait profondément agacée et j’avais été odieuse). Pourtant, j’ai encore appris des choses ce matin-là. Ben n’est pas parfumeur. Il n’a d’ailleurs reçu aucune formation dans ce domaine. Mais il a déjà créé 20 parfums. Or ce travail de direction olfactive, ce match de ping pong entre celui qui a l’idée et celui qui lui donne vie avec des essences, me passionne depuis des lustres. J’adore quand Frédéric Malle me raconte comment il ajuste une formule avec un parfumeur. Je suis fascinée par la manière dont Serge Lutens trouve de nouvelles idées de compositions. Et c’est bien de ce processus de création dont nous avons parlé avec Ben Gorham. De ça et de son incapacité à porter du parfum… Une énigme, je vous dis.

Photographies Lili Barbery-Coulon. La cuisine des bureaux de Byredo

A quel moment as-tu pris conscience de tes perceptions olfactives ?
Ben Gorham : Il y a seulement dix ans, lorsque j’ai rencontré le parfumeur Pierre Wulff. Ca a eu l’effet d’un déclic. Comme si on avait appuyé sur un interrupteur. Un bouton qu’on ne pourra jamais plus éteindre. Une fois qu’on a pris conscience de ce qu’on sent, on ne peut plus revenir en arrière.

Comment l’as-tu rencontré ?
Ben Gorham : Je l’ai rencontré à l’occasion d’un diner. Il s’est mis à parler de ce que les odeurs provoquaient chez les gens. J’ai commencé à lui poser des tonnes de questions. Je sortais des Beaux Arts. Je me cherchais sur le plan créatif. Et d’un seul coup, ce champ olfactif m’est apparu sans limite. J’étais fasciné. D’autant plus que l’industrie du parfum, à laquelle je ne connaissais rien, me semblait très limitée au contraire. Il y avait tellement de fragrances identiques que j’ai entrevu la possibilité d’une autre voie. Je ne connaissais pas la parfumerie de niche ni tous ceux qui proposaient déjà des alternatives. Et c’était plutôt bien d’arriver dans ce milieu avec cette ignorance, sinon je ne me serais pas senti aussi libre d’imaginer ma propre marque.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Tu as commencé en lançant cinq parfums. Raconte moi quelles étaient tes premières inspirations ?
Ben Gorham : Elles étaient reliées à des souvenirs personnels. A des lieux de mon enfance. A des moments de ma vie. A mon père. A l’Inde qui a une influence énorme sur moi. Il y avait ce marché aux épices qui vendait de l’encens, en Inde, là où ma mère est née. J’ai élaboré des « briefs » très précis. (NDLR : les briefs synthétisent les idées que le parfumeur va devoir illustrer olfactivement. Ils sont faits de mots, parfois d’images, parfois même de vidéos). Tout ça était très personnel, je ne me suis jamais projeté en pensant à la personne qui pourrait porter ces parfums. Je l’ai fait pour moi. J’étais incapable d’imaginer que ce travail pourrait susciter des émotions à des inconnus. Je me demandais juste si on allait aimer ces fragrances. Je n’avais pas envisagé qu’on allait projeter des émotions propres en sentant ces compositions. C’est comme commencer une histoire et laisser l’autre la terminer. La faire sienne. C’est à la fois incroyable et intimidant. Parce que chacun se raconte à travers ce qu’il voit en sentant ces parfums. Si on prend cinq personnes, on obtient cinq visions singulières du même parfum. J’ai réalisé à quel point cet exercice était puissant. J’ai aussi compris que mon rôle n’était pas d’écrire l’intégralité de l’histoire. Il faut juste évoquer suffisamment d’émotions pour permettre à chacun de s’ouvrir et de se projeter. Du coup, ces cinq premiers parfums ont été très importants. D’autant que je ne connaissais rien aux matières premières.

Photographie Lili Barbery-Coulon. Dans le bureau de Ben Gorham, il y a une immense cheminée au centre avec toutes les bougies de la marque au dessus

Tu dis souvent ça, mais est-ce que ce n’est pas une posture ? Je suis sûre que tu en sais beaucoup plus que tu ne veux bien l’avouer.
Ben Gorham : Je n’y connaissais rien. Lorsque je suis arrivé dans un laboratoire pour la première fois, j’ai vu des milliers de flacons rangés autour de moi et je ne savais absolument pas comment le parfumeur faisait pour les mélanger et obtenir une formule. Evidemment, je me suis mis à sentir. Et j’apprends plutôt vite. Il a fallu que j’apprenne comment monter une société. Que j’apprenne comment la distribution fonctionnait. Que j’apprenne comment on construit un brief qui se tient… Mais je ne suis pas parfumeur et je n’ai ni l’intention ni l’ambition de le devenir. Il a fallu que j’apprenne à connaître les matières premières pour fluidifier mon dialogue avec le nez Jérôme Epinette qui compose pour moi. Lorsqu’on arrive à nommer ce que l’on sent, alors l’échange est plus facile. La vraie difficulté de ce métier est d’affiner le parfum qu’on est en train de créer. Gérer les modifications jusqu’à ce que la formule comble les exigences du départ. On a besoin de partager le même vocabulaire, d’avoir les mêmes outils de travail.

Jérôme Epinette m’a dit que les briefs que tu lui soumettais étaient d’une richesse incroyable. Comment les composes-tu ?
Ben Gorham : Je trouve des images dans des livres. Sur internet. Peut-être qu’il dit ça parce qu’il les compare à ceux que des marques plus classiques proposent. D’après ce que j’ai compris, beaucoup décrivent dans leurs briefs la personne à qui ils veulent s’adresser : « Elle a 18 ans, elle vient de finir des études d’art à Paris, elle adore les vêtements vintage et le weekend, elle fait ci et ses amis ressemblent à ça… ». Il s’agit plus d’une étude de marché que d’une démarche créative. D’ailleurs, à mon avis, cela explique beaucoup sur ce qui ne va pas dans cette industrie. Moi, j’essaie, très humblement, d’élaborer une idée. Et pour aider Jérôme à comprendre où je veux aller, je tente d’y mettre le plus de profondeur possible. Parce que pour moi, le parfum, c’est justement très complexe. C’est une histoire de superpositions.

Photographie Lili Barbery-Coulon. L’entrée du bureau avec la moquette monogrammée « B »

Et une fois que le brief est défini, est-ce que c’est très long d’arriver jusqu’à la formule finale ?
Ben Gorham : Parfois, c’est très long. Mais je sais toujours quand on a fini. Je le sens tout de suite. C’est très cliché mais avec Jérôme, on se regarde et on sait tous les deux qu’on est arrivé là où je voulais l’emmener.

Cependant, tu ne construis pas tous tes briefs tout seul ; il t’est arrivé de collaborer avec d’autres créateurs. Je pense aux graphistes et directeurs artistiques M/M Paris ainsi qu’aux photographes de mode Inez Van Lamsweerde et Vinoodh Matadin, tu peux m’en parler ?
Ben Gorham : Les deux directeurs artistiques derrière M/M Paris, Mathias Augustyniak et Michael Amzalag, font partie des gens les plus créatifs que je connaisse. Ils ont entièrement écrit le brief de leur parfum M/Mink. Mon rôle a été de traduire ce brief pour Jérôme et de faire en sorte qu’on crée le parfum qu’ils avaient imaginé. Il y avait plusieurs éléments importants pour eux. Un pavé d’encre solide dont on se sert pour la calligraphie. Une image d’un artiste japonais en train d’utiliser l’encre de manière cérémoniale, avec toutes les connotations culturelles que cela peut évoquer. Et ensuite il y avait une formule graphique, une œuvre plus émotionnelle que Mathias Augustiniak avait créée. J’ai mis six à sept mois pour finaliser toutes les modifications. Je ne les ai pas inclus dans mes discussions avec Jérôme et je leur ai présenté le parfum qui me semblait correspondre le plus à leur intention de départ. Ensuite, les M/M (NDLR : on parle des deux créateurs en disant les M/M) ont conçu les images qui ont accompagné la sortie du parfum.

Photographies Lili Barbery-Coulon. Le coffret « Nécessaire de Voyage » 1996, un parfum réalisé avec les photographes Inez et Vinoodh

Et comment ça s’est passé avec Inez et Vinoodh ?
Ben Gorham : C’était très différent. Dans leur cas, le brief était une image qu’ils ont choisie (voir la photo ci dessus). On avait travaillé ensemble, ils m’ont photographié à plusieurs reprises et ils n’arrêtaient pas de me parler de cette image. De toutes les photos qu’ils ont prises pour des campagnes de publicité ou des séries beauté dans les magazines les plus prestigieux, celle-ci représente à leurs yeux l’image ultime de la beauté. Elle faisait partie d’une exposition qui leur était consacrée à la Gagosian Gallery en 2013.

Il y a une innocence qui se dégage de cette photo et en même temps elle fait un peu peur, non ?
Ben Gorham : Oui, c’est vrai. Les yeux roulent vers l’arrière et apparaissent blancs. On voit que c’est une petite fille mais elle porte du rouge à lèvres…

Et quel est le chemin entre cette image et le choix de l’iris, de la violette, du patchouli ?
Ben Gorham : J’ai commencé par regarder cette image. Je voulais créer un paradoxe. Un contraste entre l’innocence et la part sombre de la photo. Ces deux mondes devaient cohabiter dans une même formule. Et puis, il y a ce rouge à lèvres qui évoque naturellement des senteurs d’iris et de violette (NDLR : Ce sont les matières qui, avec la rose, ont longtemps servi à parfumer les fards de rouges à lèvres). Mais il fallait aussi, pour réussir à faire ce parfum, que je me rapproche d’Inez et Vinoodh. Je les connaissais mais pas de manière approfondie. On a passé des heures ensemble, ils m’ont raconté leurs vies et le parfum a pris forme. Leur chemin a beaucoup influencé cette création. Contrairement au parfum réalisé avec les M/M, j’ai impliqué Inez et Vinoodh dans les étapes de modifications. Je les voulais en phase constante avec le projet et leur intervention me semblait essentielle. Je suis très content du résultat (1996). Je les ai beaucoup poussés pendant les étapes de modifications. J’ai eu envie de les emmener plus loin à chaque fois. Ce sont deux êtres très humbles, ils ne se comportent pas en divas, ils sont très puissants dans le milieu de la mode pourtant ils ont réussi à rester très modestes. Or, je voulais que ce parfum soit puissant sans qu’il soit prétentieux.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Est-ce qu’il t’arrive cependant de créer un parfum pour remplir un vide dans ta collection ? Je pense notamment aux marques qui proposent une rose ou un vétiver parce qu’il leur faut satisfaire le maximum de clients ?
Ben Gorham : Non je ne suis jamais allé voir Jérôme en lui demandant « Tiens il me manque un vétiver, fais moi un vétiver ! ». Jamais. En revanche, ce qui m’a beaucoup surpris c’est de voir à quel point les clients parlent sur les points de vente. Ils réclament des senteurs qui n’existent pas encore, ils ont un avis élaboré sur chaque fragrance. Dès que nous avons commencé à distribuer nos premières créations chez Barney’s puis ici à Stockholm lorsque la boutique Byredo a ouvert, j’ai été très à l’écoute de ce que les clients nous disaient. J’ai rencontré des centaines de personnes à travers le monde et j’ai eu l’impression de recevoir un flot constant d’informations. Je continue à faire des parfums pour moi mais je suis évidemment sensible à ce que j’entends. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a créé des lotions parfumées pour le corps. Les clients nous les réclamaient.

Tu as déjà créé vingt parfums. Parmi toutes ces créations, laquelle te tient le plus à cœur ?
Ben Gorham : (NDLR : il réfléchit longtemps). Je dirais qu’Encens Chembur est un parfum très intéressant. Qui ne se vend pas si bien d’ailleurs. Il y a aussi M/Mink qui est, à mon sens, en avance sur son temps. Et j’aime aussi Palermo car il est doux, c’est un parfum que je pourrais porter. C’est une senteur de pamplemousse, bergamote, citron vert avec plein de notes musquées. J’aime sa simplicité. Quand je me remets à sentir tout ce qu’on a créé, avec du recul, je dois avouer que l’un de mes préférés est Gypsy Water : cette eau ambrée, boisée, aussi sombre que lumineuse… Et je n’en reviens pas qu’on ait réussi à faire ce parfum. Ce n’était que le deuxième et je me souviens que je savais exactement ce que je voulais. Et puis le dernier qu’on vient de lancer – Mojave Ghost – me tient aussi beaucoup à cœur.

Photographie Lili Barbery-Coulon. Le bureau de Ben Gorham est complètement dingue. Les murs sont très sombres et il y a des moulures partout

C’était quoi l’idée ?
Ben Gorham : Le désert. Il s’articule autour du bois de santal, avec beaucoup d’éléments onctueux, crémeux… et puis il y a cette fleur qui est là, plantée au milieu de la formule, comme perdue en plein cœur d’un désert. J’ai fait plein de recherches sur le désert et j’ai trouvé une fleur qui peut survivre dans ces climats hostiles. Elle prend des formes différentes pour attirer les insectes et les pousser à polliniser. Ca me fait penser aux rapports de séduction entre les humains, le fait qu’on prenne des formes différentes pour attirer l’autre à soi. J’étais obsédé par ça. Et je voulais que le parfum soit abstrait, indescriptible, juste très doux.

Est-ce qu’il y a des parfums, célèbres ou non, dont tu aurais adoré trouver l’idée ?
Ben Gorham : C’est une question difficile. Ce qui m’intéresse c’est le processus de création olfactif plus que l’histoire de la parfumerie. Je ne sens pas ce que la concurrence propose. Non pas par mépris, mais parce que je n’essaie pas de me situer par rapport aux autres. Evidemment, il m’arrive de remarquer des parfums sur mes amis. Je connais une fille qui porte le musc de Kiehl’s. C’est une formule tellement efficace. Ca a un sillage inoubliable.

Et toi, qu’est-ce que tu portes comme parfum ?
Ben Gorham : Aucun. Tu peux fouiller ma maison, tu n’en trouveras aucun.

Tu veux dire que même ta femme ne porte pas tes créations ?
Ben Gorham : Non. Du moins pas encore. Mais il y a quelque chose que j’ai créé, que je lancerai en 2015 et dont je ne peux pas encore parler et qu’elle aime. Il ne s’agit pas de parfum…

C’est tellement bizarre. La plupart des parfumeurs que je connais ne se parfument pas afin d’éviter d’être gênés au quotidien, mais leurs femmes ou leurs maris utilisent quand même des fragrances. Il n’y a pas une bougie parfumée qui traine quelque part dans ton appartement ?

Ben Gorham : Non…

La marque Byredo est vendue chez colette, au Bon Marché et chez Liquides