Barnabé Fillion

Barnabé Fillion

Barnabé Fillion

Hwyl. Ne me demandez pas comment ça se prononce. Hwyl est le nouveau parfum d’Aesop qui sortira le 25 septembre 2017 (la marque a un souci avec son site internet en France depuis hier matin, ça va bientôt se régler j’imagine, le lien que j’ai glissé mène vers le site US du coup). Mon envie naturelle est de le prononcer will qui signifie volonté en anglais, avec un H aspiré juste au début. Un souffle. Un murmure. Ouvrez grand votre chakra du cœur. C’est lui qui va vous guider dans les ténèbres de cette forêt de pins gigantesques. Ce parfum boisé et résineux évoque la noblesse et le mystère des cyprès Hiba qui poussent au Japon. L’humidité des gouttes qui perlent sur les aiguilles vertes mais aussi la vapeur qui s’échappe des mousses duveteuses autour des racines. Quelqu’un fait probablement brûler de l’encens pour faire vibrer le sacré qui réside en chacun de nous, peut-être même a-t-il ramassé quelques fleurs de thym sur sa route ? Cette composition dense et imagée est une création du parfumeur Barnabé Fillion chez qui je vous emmène aujourd’hui.

Photographies Lili Barbery-Coulon

J’ai rencontré Barnabé il y a quelques saisons. J’avais lu son nom dans le dossier de presse du parfum Marrakech Intense d’Aesop et comme je n’avais jamais entendu parlé de lui, j’ai tapé son nom sur Google et je suis tombée sur son site. Intriguée par la beauté des illustrations, je l’ai contacté et nous nous sommes vus dans un bar d’hôtel du septième arrondissement, où je vivais à cette époque. Je l’ai questionné sur son parcours. Chacune de ses réponses m’enthousiasmait et m’intriguait d’avantage. A l’issue de ce premier rendez-vous, je me suis mise à le suivre sur Instagram. En regardant ses photos, j’ai encore appris sur son potentiel poétique et dès que j’en ai eu l’occasion, j’ai écrit un petit portrait sur lui dans M le Magazine du Monde (paru en février 2016 au moment de la sortie du parfum Leon + Harper qu’il a écrit pour cette marque de prêt-à-porter). Je voulais absolument aller visiter son atelier de création pour le partager avec vous sur le blog, mais il n’était pas prêt. Les travaux se sont prolongés, ma boîte email s’est chargée d’enfouir mon projet dans les abysses des 3200 messages en attente, et j’ai fini par oublier de recontacter Barnabé.

Photographies Lili Barbery-Coulon

En juin, j’ai cependant reçu le communiqué de presse de Hwyl et lorsque j’ai vu que Barnabé Fillion était encore derrière ce jus, je me suis décidée à revenir vers lui. Son appartement qui fait office d’atelier de création était installé, il pouvait me recevoir en juillet, c’était tout simplement parfait. J’étais cependant épuisée ce jour-là et les embouteillages pour traverser le périphérique en direction de son atelier en banlieue proche avaient anéanti mes dernières forces. Pourtant, dès que j’ai passé le portail de ce qui fut probablement une ancienne manufacture transformée en maisons mitoyennes, j’ai su que j’allais retrouvé toute mon énergie. J’ai traversé l’allée où des enfants jouaient au milieu des plantes soignées par tous les voisins de cette ruelle à l’abri des regards. Barnabé m’attendait, il avait préparé une eau de coco infusée au thé matcha, des morceaux de pastèque et des fruits secs disposés dans des céramiques absolument sublimes. J’étais tellement excitée par la beauté de l’atelier que je me suis mise à mitrailler comme une affamée. Chaque objet me parlait. Chaque arrangement floral me semblait familier. Cette manière de mélanger les teintes pâles, d’assembler les bibelots sacrés et les souvenirs de pays lointains avec des livres de photographies ou d’architecture… ce langage, je le reconnaissais. Au-delà du jugement positif émis par mon cerveau qui répétait « han, c’est beau, mais qu’est-ce que c’est beau… », j’étais attentive à la résonnance des compositions chromatiques en moi. Une pensée furtive m’a traversé l’esprit : « Cet homme ou bien sa compagne, quelqu’un ici, fait du yoga kundalini  ». Je ne sais pas pourquoi. Je n’ai pas vu de photo de Yogi Bhajan, le maître de cette discipline, ni de livres dédiés à cette pratique. Mais dans une petite alcôve blanche j’ai vu des coussins m’évoquant le cosmos… Je ne sais pas si c’est le blanc omniprésent sur les murs ou les têtes de totem sur les flacons à l’entrée… Et pile au moment où je me faisais intérieurement la remarque, Barnabé m’a dit : « J’ai vu que tu faisais beaucoup de yoga kundalini  ». Moi : « Oui, tu connais ce yoga ? ». Lui : « Oui, oui, très bien… Ma femme aussi ». Je n’en revenais pas. J’ai continué à me promener dans son espace, observant les photos, les matières que Barnabé assemble comme des tableaux pour trouver une direction dans ses compositions et il m’a semblé que j’avais la chance d’être avec un créateur, au sens primitif du terme. Une personne qui donne vie à ce qui sonne le plus juste en lui. Un instant suspendu que je partage avec vous aujourd’hui à travers ces images et la retranscription intacte de notre long échange… J’espère que ça vous plaira.

Photographies Lili Barbery-Coulon


Lili Barbery-Coulon : Qu’est-ce qui t’a conduit à l’olfaction ?
Barnabé Fillion : J’ai commencé par la photographie. L’idée était d’aller à l’encontre de ce vers quoi j’allais naturellement par le contexte dans lequel je baignais, c’est-à-dire la photo. Pratiquement toutes les personnes de ma famille sont photographes. J’avais aussi envie de prolonger mes études. A cette époque-là j’assistais Helmut Newton dans ses derniers shootings à Paris et je travaillais aussi avec d’autres photographes français. J’avais l’impression d’être jeté dans le monde du travail qui ressemblait un peu trop à ce qui se passait chez moi. L’idée était de continuer à faire ce que je connaissais bien, la photo, mais avec d’autres partenariats. De la photo avec de la poésie, de la photo avec un architecte, de la photo avec un Chef et puis de la photo avec un parfumeur. C’est comme ça que tout a commencé. Je n’avais pas prévu de prendre cette route. Je ne l’avais pas du tout imaginé. Quand j’avais douze ans, j’avais cependant ressenti une sorte d’alerte en allant dans la boutique de Serge Lutens. Un espèce de truc s’était éveillé en moi. Ma mère portait Féminité du Bois. J’avais déjà cette fascination pour le parfum. D’un seul coup, un fil s’est tiré, il a ouvert le rideau, comme un chef d’orchestre.

Photographie Lili Barbery-Coulon


Qui était le parfumeur que tu avais photographié à l’époque ?
Barnabé Fillion :
Il ne s’agissait pas uniquement de photographier un parfumeur, mais de créer un projet en collaboration. Et là on installait un sillage au long d’un parcours. J’ai étudié la photo en Suisse et l’idée était de créer un parcours olfactif en Suisse, lié à des photos, avec Victoire Gobin-Daudé qui est devenue mon Maître parfumeur. C’est avec elle que j’ai appris. Au lieu de faire un projet unique avec elle, j’en ai fait plusieurs.


Elle travaillait seule ?
Barnabé Fillion :
 Oui. Elle était chez Robertet (NDLR : une société de parfums qui compose des fragrances, vend des matières premières et dispose de ses propres parfumeurs intégrés) pendant un moment puis elle a vite décidé d’être seule. Elle m’a formé pendant quatre ou cinq ans et j’ai commencé à articuler des projets un peu dans la même veine de ce que j’avais pu faire auparavant dans la photo et la mode.


Tu travaillais avec elle à Paris ?
Barnabé Fillion : Oui. A l’époque elle avait créé un laboratoire presqu’au-dessus de chez Maxim’s. Elle avait ses bureaux rue Royale et il fallait traverser Maxim’s pour aller dans les laboratoires. C’était assez dingue. Ça a commencé comme ça. Ensuite différents projets se sont mis en place, comme celui avec Paul Smith (NDLR : Barnabé Fillion a créé Portrait pour homme de Paul Smith, sorti en 2013). J’ai alors ressenti le besoin d’aller dans un laboratoire pour produire différemment de ce que je faisais avec Victoire. J’ai choisi la société Mane et ça doit faire sept ou huit ans que je collabore avec eux tout en restant indépendant. Je n’ai pas de contrat d’exclusivité avec eux mais je suis assez admiratif du fait que ce soit une petite famille qui investit beaucoup dans l’innovation, c’est-à-dire la recherche de matières premières, je pense notamment au procédé Jungle Essence… C’est une petite structure, avec une dimension humaine qui me plait, mais suffisamment grande pour porter des projets ambitieux.

Photographie Lili Barbery-Coulon


Qu’est-ce qui s’est passé après la sortie de ce parfum ? On t’a proposé d’autres briefs ? Tu as continué à faire de la photo ?
Barnabé Fillion : J’ai continué à faire de la photo, tout en me concentrant sur le parfum. J’ai fait un parfum pour la ville de Tanger et puis j’ai commencé à travailler avec Li Edelkoort (NDLR : Lidewij Edelkoort est la fondatrice du magazine Bloom et de la société Trend Union qui détecte les tendances dans tous les domaines de l’art de vivre).


Comment tu l’as rencontrée ?
Barnabé Fillion : Je travaillais pour Bloom Magazine en tant que photographe et puis j’ai une très bonne amie qui est proche de Li et qui nous a permis de nous rencontrer. J’ai eu une très forte connexion avec elle et elle m’a un peu « lancé ». Elle me disait « Barnabé, qu’est-ce qu’on fait avec cette histoire de parfums ? On fait un truc sur la géographie, tu veux bien t’en occuper pendant deux ans ?  ». Ça s’est passé un peu comme ça. C’était à une époque où l’univers digital n’avait pas pris autant de place, donc Li consacrait beaucoup de temps au papier, à l’impression… Ses projections avaient beaucoup d’importance. Aujourd’hui, le métier a tellement changé… Enfin, à partir de cette collaboration, j’ai commencé à faire différentes choses et je me suis décidé à aller voir Aesop pour leur dire : « Il faut absolument que vous fassiez un parfum, je suis en complète adéquation avec vous.  ».


Tu as rencontré qui chez Aesop ?
Barnabé Fillion : Je connaissais quelqu’un à Londres qui avait travaillé à un moment sur des évènements avec Aesop. C’est lui qui m’a mis la puce à l’oreille. J’ai ainsi rencontré Pascale Thouzery (NDLR : Directrice du marketing pour Aesop en Europe) puis Dennis Paphitis, le fondateur de la marque. Une très belle rencontre.

Photographie Lili Barbery-Coulon


Tu as travaillé sur le tout premier parfum ?
Barnabé Fillion : Oui. Dennis avait déjà formulé son idée qui s’appelait Marrakech (NDLR : je me souviens avoir reçu ce parfum qui a ensuite été remplacé par celui de Barnabé). L’idée était de garder l’essence de cette espèce d’OVNI pour pouvoir la manipuler et la faire entrer dans le monde du parfum. C’est-à-dire lui donner une structure, une rémanence sur la peau… On s’est beaucoup questionné : « Est-ce qu’on va plus loin ? Est-ce qu’on ajoute des matières premières ? Est-ce qu’on ajoute une autre note en plus ?  ». On a exploré ce questionnement-là. Et c’est ainsi qu’est né Marrakech Intense qui est sorti en 2014. Hwyl est le second parfum que je crée pour Aesop.


Mais tu as aussi signé les nouveaux parfums d’intérieur ?
Barnabé Fillion : Oui et ce sont de vrais parfums d’intérieur. On peut les mettre sur la peau si on le souhaite. Je les ai presque conçus comme des parfums de peau. Je n’aime pas faire la différence mais je voulais construire aussi un nouvel espace.

Photographie Lili Barbery-Coulon


Je te suis sur Instagram depuis longtemps et tu voyages énormément. Comment est né ce goût du voyage ?
Barnabé Fillion : Il y a un très beau film de Jim Jarmusch qui s’appelle Permanent Vacation et c’est le contraire des vacances. Je déteste les vacances mais j’aime vraiment articuler des projets qui me permettent de me sentir dans une inspiration permanente et les voyages en font partie. Généralement, je ne voyage pas sans avoir un projet. J’ai passé beaucoup de temps en Inde. Et ma femme qui est mexicaine est designer et essentiellement céramiste, ce qui l’amène à travailler avec de petites manufactures, des communautés qui l’obligent à s’adapter à la culture locale. Elle aussi est tout le temps à la recherche d’endroits différents pour travailler avec de nouveaux artisans. On voyage donc beaucoup ensemble.


Le voyage est toujours pour moi un vecteur de création. Tu peux me citer quelques voyages marquants ?
Barnabé Fillion : Le Japon. Ma femme a travaillé pendant deux ans au Japon dans une résidence pour faire de la céramique. On est allé à Kyoto au jardin des mousses qui reste une grande source d’inspiration pour moi.


C’est si beau… Mais c’est une visite qui s’organise…
Barnabé Fillion : Oui, c’était bien d’avoir quelqu’un au Japon pour nous aider. C’est une des inspirations du parfum Hwyl. Et puis après, il y a le Temple d’Ise, qui est le plus grand temple shinto. Ce n’est pas très loin de Kyoto. Il y a deux temples côte à côte et tous les vingt ans, ils refont complètement les temples. C’est aussi la sauvegarde de tout l’artisanat japonais, des trésors nationaux… C’est assez dingue. La nature y est incroyable. C’est très soigné et en même temps complètement sauvage. On se demande si la mousse a été placée comme ça par quelqu’un.

Photographies Lili Barbery-Coulon


A Kyoto, on a l’impression que les jardins sont manucurés. Ça m’a beaucoup touchée mais c’est vrai que tu n’as pas la sensation, en tout cas dans les temples que j’ai visités, de la nature qui reprend ses droits.
Barnabé Fillion : Oui. Ise et le Moss Garden, c’est vraiment ça. Le Temple des Mousses laisse la nature aller jusqu’à un certain point. C’était un temple abandonné qui d’un seul coup a été recouvert par les mousses. Un moine qui passait par-là s’est dit : « Mais c’est ça, en fait, le temple ». Et c’est à partir de ce moment que c’est devenu un jardin-temple. C’est tellement joli.


Ta femme et toi partagez le même goût du voyage. Cela vous nourrit visiblement. Il y a beaucoup d’objets d’ailleurs dans cet espace de vie et de création ?
Barnabé Fillion : Exactement. Et il y a aussi beaucoup de photos d’amis. Ça par exemple c’est une photo que Pierre a faite dans le sud de l’Espagne. Ça c’est une photo que Marie Taillefer a réalisée au Mexique quand on bossait sur nos parfums. Ça, ce sont des lampes qui viennent du Japon.

Photographie Lili Barbery-Coulon:
les petits briefs de texture olfactive que Barnabé crée lorsqu’il travaille sur un parfum


Aujourd’hui tu travailles aussi pour l’univers de l’alcool. Qu’est-ce que tu fais ? Tu travailles des arômes ?
Barnabé Fillion : Non. Je fais des blends de whisky, des assemblages. Et je considère chaque signe de malt comme une matière première de parfumerie. Je crée des formules. Je travaille essentiellement pour Royal Salute. Cette marque de whisky fait partie de Pernod Ricard et c’est la plus exclusive car la gamme commence à 21 ans en âge de whisky, là où les autres marques s’arrêtent de manière générale. On fait des assemblages de 21 à 65 ans. C’est très émouvant car tu sais que pour avoir un whisky de cinq ans, il y a vingt ans de travail derrière. Il faut penser aux fûts qui sont issus d’arbres âgés de 200 ans. Il y a une espèce d’alchimie, de distillation du temps. J’ai commencé avec l’armagnac et j’ai eu la chance de rencontrer Jean-Claude Dallas qui est le père de l’armagnac en France. Il transpirait l’armagnac. Et il est mort quand on a commencé à travailler ensemble. On a fait un projet d’assemblage. Il savait que c’était son dernier projet… J’ai des frissons quand j’y repense. On touchait des armagnacs qui avaient 150 ans, 180 ans. C’était complètement fou. Et lui n’avait jamais collaboré avec personne. Et c’est le dernier boulot qu’il a fait. Ce qu’il m’a transmis, j’essaye de l’appliquer avec ma sensibilité et le savoir-faire du parfum aussi.

En dehors de Aesop, est-ce que tu peux me citer d’autres Maisons avec lesquelles tu as collaboré ?
Barnabé Fillion : Le Labo (NDLR : Barnabé a créé Géranium 30 mais je ne le trouve plus sur le site de la marque). Illuminum, à Londres sur Dover Street. Comme des Garçons, avec Puig (NDLR: Puig est le nom de la famille espagnole à qui appartient un certain nombre de marques de parfums dont Prada, Jean-Paul Gaultier, L’Artisan Parfumeur et Comme des Garçons). Je suis toujours très mauvais lorsqu’il s’agit de me souvenir de ce que j’ai fait.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Ça signifie sans doute que c’est celui que tu crées en ce moment prend tout l’espace dans ta tête ?
Barnabé Fillion : Ça c’est sûr. Je n’ai jamais eu autant de conversations inspirantes et fluides qu’avec l’équipe d’Aesop. Même si j’aime beaucoup le parfum, je suis un peu en déficit d’échanges nourrissants. Et c’est vrai que c’est agréable avec Aesop, que ce soit avec Dennis ou tous les gens de l’équipe que j’ai rencontrés. On part d’une idée et ça nous emmène ailleurs, puis encore ailleurs, et un peu plus loin… C’est assez magique.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Cette histoire de conversation olfactive c’est quelque chose que les gens ne comprennent pas toujours car on parle d’idées qui deviennent à un moment sensibles, palpables puisqu’on peut les vaporiser sur la peau. Comment travailles-tu quand on te soumet une demande pour un parfum ? A partir de quoi commences-tu à tricoter ton histoire ?
Barnabé Fillion : Il y a des choses qui sont inconscientes et qui se conscientisent lors de la fabrication de la formule. Et puis il y a quelques éléments, mais très peu, qui sont inscrits dès le départ. C’est presque comme une image que j’aurais déjà photographiée et j’ai l’impression de courir après. Quand le parfum est fini, je me demande encore s’il y avait cette image dès le départ ou si elle s’est construite au fur et à mesure. Et ça, c’était quelque chose d’assez fort pour Hwyl puisqu’on l’a filmé (NDLR : le film sera visible sur le site de la marque à partir du 25 septembre). On n’a pas cherché à représenter le parfum mais à évoquer les sources d’inspiration. Je crois que c’est un peu ma manière de travailler. J’essaie toujours de donner des conseils sur qui pourrait filmer, sur le design… Je travaille beaucoup avec cette artiste, Anicka Yi, qui a une exposition en ce moment au Guggenheim à New York. On travaille avec des fourmis ou avec des bactéries sur les odeurs. On ne travaille pas vraiment avec un brief. On part d’une idée et on cherche, on cherche, on cherche et puis on rencontre des matières premières qui se parlent les unes avec les autres. Chaque projet en ce moment est en train de nourrir un autre projet.

Photographies Lili Barbery-Coulon

Tu m’as montré sur ton bureau des petits cadres avec des matières premières qui sont un peu comme des briefs très poétiques. J’ai vu de la cire d’abeille, du ginseng bleu. Il y a plein de petites matières qui sentent ou qui ne sentent pas d’ailleurs. Tu récoltes ça pendant tes voyages ou au gré de tes rencontres ?
Barnabé Fillion : En fait c’est vraiment dans les voyages et ce n’est pas à un moment où je pense à un parfum en particulier. Ce sont vraiment des moments chers et des moments liés à du vide, liés à une forte émotion, liés à des libérations. Ils se figent dans cette boite et peuvent éventuellement devenir un parfum ou une inspiration de quelque chose dans un parfum. Les boites qui sont là ce sont la plupart des parfums qui sont déjà faits.

Quand on a cette espèce de petite boite à trésors, comment, concrètement, tu commences à travailler ? Tu écris des formules ? J’imagine que tu as une collaboration avec Mane qui est continue où tu leurs demandes de peser certains essais ? Comment on traduit une idée qui est une image dans ta tête ou bien qui s’est concrétisée à travers quelques objets en « tiens je vais utiliser tel type de matière synthétique ou naturelle » ?
Barnabé Fillion : Je crois que je travaille, en terme de traduction d’une image à une matière première, en texture. J’ai une espèce d’illusion. Je pense que certains parfumeurs me comprennent et d’autres ne me comprennent pas du tout. J’ai une sorte de texture qui représente chaque matière première. J’ai besoin du toucher pour évoquer l’odeur.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Oui, d’onctuosité, est-ce que c’est velouté, est-ce que c’est rugueux ?
Barnabé Fillion : Exactement. Est-ce râpeux ? Sec ? Tranchant ? Y a t-il un volume montant ? Tout ce rapport-là est de l’ordre de la traduction. Après, on entre dans le côté technique où une fois que j’ai répondu à ces questions, je sais quelle texture je veux obtenir de chaque matière première. Ensuite, je commence à doser et j’entre en profondeur dans la formule. Il y a un côté plus technique. Mais la traduction de l’idée jusqu’au choix des matières, ça passe par la texture. Quand je ne faisais que de la photo, je retirais les objectifs des polaroids avec lesquels je travaillais et je mettais des loupes. Je faisais des photos que j’appelle « pictorialistes » car c’est vraiment comme de la peinture, ce qui me permettait de m’immiscer à l’intérieur des éléments botaniques. Et je crois que c’est vraiment ce que je fais avec le parfum. Cette traduction, c’est le moment où je commence à saisir la texture du parfum à venir.

Et sur la partie technique, tu te fais aider par des évaluateurs ?
Barnabé Fillion : Pas du tout. Je ne veux surtout pas rentrer dans le langage des évaluateurs. Ce n’est pas que je les méprise mais ça mettrait trop vite mes idées qui sont encore confuses dans des boites et j’aime qu’elles restent confuses un certain temps. Une fois que je suis un peu calé sur ce que je veux faire, je commence à montrer à des parfumeurs que j’aime et que j’admire pour avoir un peu de retour technique. Je collabore beaucoup avec Véronique Nyberg qui est arrivée chez Mane il y a deux ans. Je m’amuse beaucoup avec elle, j’ai l’impression qu’elle comprend bien mon univers. Ce qui n’est pas le cas de tous les parfumeurs que je rencontre.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Sais-tu pourquoi le nom du parfum Aesop est imprononçable ?
Barnabé Fillion : Ce que j’aimais bien dans ce nom énigmatique, c’est qu’il évite toute forme de réappropriation culturelle. Si la marque lui avait donné un nom japonais, cela aurait probablement figé le parfum. Ce mot accompagne une espèce de discrétion dans cette sacralisation de la nature.

Que veut dire ce mot à ton avis ?
Barnabé Fillion : Moi, ça m’évoque des sensations que je peux avoir au yoga. Cette satisfaction de sentir beaucoup d’émotions d’un seul coup. Et ça devient une émotion en soi qu’on a envie de contenir plutôt que d’exploiter ou de dévoiler trop vite. On a envie de rester à son écoute plutôt que de la crier à l’extérieur. C’est très évocateur du Japon et de la nature au Japon. C’est très bien trouvé et le côté énigmatique, imprononçable, ne gâche rien.

Photographies Lili Barbery-Coulon

Les copeaux de bois que tu m’as montré et qui t’ont inspiré pour ce parfum sont de quel bois ?
Barnabé Fillion : Hiba. C’est une espèce entre le cèdre et le cyprès, qui sont les plus vieux arbres du Japon. Leur senteur est très terpénique, résinoïde et en même temps glacée comme les baies roses.

Ils en font des essences au Japon ?
Barnabé Fillion : Oui et ils disent que c’est l’odeur pour la sérénité donc ils la diffusent dans des temples. Et puis, ils construisent des baignoires et des onsen dans cette matière. C’est le bois le plus robuste.

Je croyais qu’il s’agissait de l’hinoki dans les temples.
Barnabé Fillion : C’est de la même famille. C’est très proche. L’hiba est beaucoup plus « cèdre » que l’hinoki, qui est plus « cyprès ». On a les deux dans le parfum. On a voulu se concentrer sur l’hiba pour cette histoire d’âge et de parcours dans le temps.

Et puis la symbolique de l’arbre c’est quand même l’une des plus belles qui existent. L’enracinement dans la terre qui s’élance vers le ciel…
Barnabé Fillion : Exactement. Quand on a pensé au film, j’avais ramené des images du Japon au sujet d’un phénomène qu’on appelle « la timidité des arbres ». Sur la canopée, tout en haut, il arrive que les branches du haut se frottent sans se toucher. Il y a un espace. C’est pour ça que le film s’appelle « Space Between Us ». Quelle est la qualité de l’espace entre les gens et quelle est la qualité de l’espace entre les arbres et toi ? Il s’agit de s’interroger plutôt que de répondre. Dès qu’on commence à se demander quelle est la nature du fluide entre les arbres et moi ou entre moi et quelqu’un d’autre, d’un seul coup on ressent autre chose.

Photographie Lili Barbery-Coulon. La cuisine chez Barnabé Fillion (je n’ai même pas trouvé un liquide vaisselle moche 🙂

Le corps physique n’a pas besoin d’entrer en contact avec un autre corps physique pour le rencontrer. Tu peux être tout à côté et ressentir très fort l’énergie de l’autre sans avoir besoin de le toucher. C’est assez joli comme idée.
Barnabé Fillion : Exactement.

Je crois qu’il n’y a pas un seul truc moche ici. Je cherche depuis tout à l’heure, un vieux magazine pourri qui trainerait, un truc un peu honteux. Un CD de Céline Dion… Mais il n’y a rien de laid.
Barnabé Fillion : Il doit y avoir deux-trois trucs (sourires).

Photographie Lili Barbery-Coulon

Qui s’occupe des fleurs ici ? Les compositions florales sont folles !Barnabé Fillion : C’est nous qui les ramassons au fur et à mesure. On fait des bouquets ou on nous offre des bouquets. On en vire une partie, on en garde un peu. Mais on achète des fleurs essentiellement chez Debeaulieu. Il y a beaucoup de choses sèches.

Je comprends vous vous êtes bien aimés, Aesop et toi. Dennis Paphitis et toi…
Barnabé Fillion : J’avais une grande admiration pour la marque, j’utilisais leurs produits. C’est encore de l’intuition. Je ne m’attendais pas à rencontrer quelqu’un comme Dennis. Je ne savais pas ce qu’il y avait vraiment derrière.

Photographie Lili Barbery-Coulon

Dennis, qui est d’une intelligence rare, ultra cultivé. C’est quelqu’un de très stimulant. Quand tu es avec lui, tu es obligé de mettre toute ton intelligence, toute ta sève au service de la conversation. C’est super agréable.
Barnabé Fillion : C’est vrai. Souvent, il me conseillait de rencontrer une autre personne et à chaque fois c’était une super rencontre. Je pense qu’Aesop cultive l’intuition. C’est l’intelligence de cette marque.

Hwyl d’Aesop sera en vente le 25 septembre sur le site internet d’Aesop et dans les boutiques à Paris, 100€ les 50ml

Propos reccueillis par Lili Barbery-Coulon et retranscrits par Géraldine Couvreur